Sunday, January 30, 2011

Sortir du bois: une boussole pour le Québec

Suite à un questionnement figurant dans un autre article portant sur le besoin de doter le Québec d’un projet de société rassembleur (Jeux de société [1]) permettant de focaliser les efforts collectifs comme le fait le Manifest Destiny pour les États-uniens, il semble qu’on pourrait discuter de repères, de balises précises pour jeter les fondements de ce que serait ce projet.

L’exemple peut parfois venir du privé.

(ce qui montre que je ne suis obstinément gauchiste et étatiste, mais ouvert à la realpolitik)


UNE QUESTION DE VALEURS


Pour certaines firmes soucieuses de motiver ses employés, on a créé une liste de valeurs de l’entreprise afin que les travailleurs, lorsqu’ils exercent leur emploi, ont aussi comme forme de rémunération la possibilité d’exprimer des valeurs communes auxquels ils adhèrent: on n’a qu’à penser à Cascades, pour qui les valeurs écologistes [2] joue un rôle de premier plan, tout comme le respect, le travail d’équipe, la communication… on est loin du «drive system», c’est-à-dire cette méthode autoritaire de gérer le travail selon laquelle l’employé obéit aux ordres, sans trop d’enthousiasme. Si ces méthodes de gestion des ressources humaines basées sur les valeurs peuvent apporter des gains en productivité et de la qualité des produits – tout en améliorant la qualité de vie au travail – il serait absurde qu’une nation s’en passe.

C’est pour avoir un point ralliement que la France a pour devise les valeurs «liberté, égalité et fraternité» et que les États-Unis ont «la vie, la liberté et la poursuite du bonheur». Pour le Canada, on proprose «paix, ordre et bon gouvernement», ce qui n’est pas mal en soi, mais ces valeurs suscitent un faible enthousiasme, au point que peu de personnes sont au courant de celles-ci. Ces valeurs sont mêmes ignorées par le gouvernement:

  • Paix? Contredite par l’expédition en Afghanistan;
  • Ordre? Plutôt un appel à un régime autoritaire qu’une valeur démocratique;
  • Le bon gouvernement? Avec les histoires d’enveloppes brunes de la Commission Gomery, on peut en douter.

Que le Canada reste avec ses idées qui ne servent que d’un vernis de valeurs vu l’application superficielles de celles-ci, et qu’au Québec on puisse formuler nous-mêmes ce que sont nos valeurs communes.

Quand on dresse une liste de valeurs, il faut être concis [3]. Beaucoup d’organismes ont tendance à créer des listes des «12 valeurs» ou des «20 principes» en croyant, à tort, qu’un très grand nombre d’éléments signifie un meilleur organisme, quand en pratique, un nombre élevé de valeurs contribue à une adoption superficielle de celles-ci par les employés. Très peu de gens se souviennent exactement des 10 commandements. Il semble qu’un nombre acceptable de valeurs devrait se situer en 3 et 5: moins de 3, c’est trop peu, et plus que 5, la mémorisation se fait plus difficile. Comme le montre le Canada, les États-Unis et la France, au niveau de la mémorisation, trois valeurs semblent être la quantité suffisante, mais ce nombre n’est pas obligatoirement la norme.

Quelles valeurs choisir pour le Québec?

Parmi les valeurs possibles, on retrouve des valeurs identitaires (la façon que l’entreprise se présente à l’extérieur, comme l’innovation) et des valeurs éthiques (la manière qu’une firme fonctionne à l’interne, comme le travail d’équipe) [4]. Le choix des valeurs pour un organisme est autant une question de GRH que de marketing; c’est un peu la même chose pour une nation, où les citoyens, en tant qu’actionnaires de l’État, doivent réfléchir et se consulter pour fixer ses valeurs, et arriver à un consensus sera un défi de taille.


* * *


UNE BOUSSOLE POUR LE QUÉBEC


À titre d’exemple de ce que pourrait être les valeurs du Québec, on peut proposer une sorte de «modèle de boussole» donnant aux Québécois des repères rapides. Plutôt que de faire du copier-coller et imiter les États-Unis, on pourrait remplacer «paix, ordre et bon gouvernement» par des valeurs de notre propre culture, issues de la Révolution tranquille: liberté, créativité et autonomie.

L’image de la boussole sert à mieux conceptualiser ces valeurs, qu’on peut associer aux quatre points cardinaux pivotant autour d’un axe qu’est la population du Québec (le territoire exploré, dans cette imagerie, est évidemment le territoire du Québec).


LE NORD: LA LIBERTÉ


La boussole en main, on se dirige vers le nord, la nordicité étant au coeur de l’identité québécoise. Que serait le Québec sans ses hivers, son carnaval, ses tempêtes, sa tire d’érable versés sur la neige, à part une «France 2»? Associé au point cardinal du nord est la valeur de la liberté, le point de référence vers lequel on doit se diriger pour construire une démocratie viable, une valeur vers laquelle la société devrait toujours maintenir le cap.

Évidemment, le mot liberté est trop souvent galvaudé – on n’a qu’à penser à l’appropriation malhonnête du terme par le RLQ – et on devrait mieux le définir, question d’éviter de créer une coquille vide. La liberté, ce n’est pas une permission de tout faire sans avoir à rendre des comptes à qui que ce soit: une entreprise ne devrait pas être «libre» de polluer impunément, au détriment de l’ensemble des citoyens. Par liberté, on entend un éternel équilibre qu’on doit maintenir entre les besoins individuels et les besoins de la société, un continuum plutôt qu’un point fixe, un peu comme on doit ajuster ses déplacements quand l’aiguille pointant vers le nord oscille trop d’un côté ou de l’autre.

Concrètement, l’enjeu de la liberté au Québec implique une meilleure éducation des citoyens, afin de développer chez eux l’esprit critique – une forme de système immunitaire servant à contrer les aspirations totalitaires, quelles soient de gauche ou de droite. D’où l’importance du gouvernement d’investir dans le système d’éducation, la priorité d’une société, et aussi que les gens prennent par eux-mêmes l’habitude d’appliquer le doute méthodique (plutôt que la réaction émotive) – surtout face à des solutions faciles lancées par les lignes ouvertes – et qu’ils s’informent de sources multiples, afin de pouvoir trianguler l’information et obtenir par cette enquête une interprétation qui tend vers l’objectivité plutôt qu’une conclusion hâtive émanant de la partisanerie aveugle.


L’EST: LA CRÉATIVITÉ


En comptabilité, une entreprise peut se positionner selon deux approche: une stratégie de domination par les coûts et une stratégie de différenciation. Une stratégie de domination par les coûts implique le recours à une main-d’oeuvre bon marché (cheap labor), docile, peu qualifiée, produisant à bon prix des biens et services de qualité moindre, une recette facilement imitable par n’importe quel compétiteur. En suivant cette voie, le Québec devrait réduire les coûts de main-d’oeuvre pour compétitionner avec le Mexique, lui-même concurrencé férocement par la Chine et l’Asie du Sud-Est. Le fiasco des sandales Crocs en est un exemple. Il est peu souhaitable qu’on abaisse la qualité de vie au travail pour être à égalité avec le Bangladesh. L’autre voie, la stratégie de différenciation, implique une main-d’oeuvre bien payée, qualifiée, produisant à un prix acceptable des biens et services de qualité supérieure. Le Cirque du Soleil est l’exemple d’une firme misant sur la créativité et l’innovation de ses employés.

La développement de la créativité au Québec passe par des investissements dans le système d’éducation qui donnent une valorisation des arts et des sciences humaines (qui ont des retombées positives sur le développement des sciences et l’efficacité de la gestion). Le citoyen a aussi son rôle à jouer, en cherchant à lui-même accroître sa culture personnelle, que ce soit en lisant un bouquin, en fréquentant un musée, en faisant de l’artisanat, ou tout autre activité culturelle. La créativité est aussi tributaire de la liberté, un peu comme repérer le nord permet par la suite de situer l’est.


L’OUEST: L’AUTONOMIE


Être autonome, c’est être capable de débrouillardise et d’initiative grâce à l’accumulation de compétences et le développement de sa maturité. Si l’est est le point de départ d’une journée, l’ouest en est l’aboutissement: libres grâce à l’esprit critique et créatifs grâce au développement du potentiel artistique, les citoyens deviendront mieux outillés pour fonctionner de manière autonome, ce qui permettrait de décentraliser nos méthodes de production, permettant un ajustement plus rapide en temps réel lorsque survient des bouleversements économiques (un avantage concurrentiel). Le développement de l’autonomie diminue l’impact des rendements marginaux négatifs sur la productivité dans la mesure qu’une unité de travail ayant des membres matures et compétents peut réduire, si on se base sur le modèle de la dynamique de groupe d’Yves Saint-Arnaud [5], l’énergie dépensée à régler des problèmes interpersonnels et à coordonner des opérations – et l’énergie sauvegardée peut être réaffectée aux activités de production ou de solidarisation pour le mieux-être de l’équipe.

Le gouvernement peut intervenir avec de meilleurs investissements dans le système d’éducation pour le permettre le développement des compétences techniques (notamment en valorisant les DEP, au lieu d’en faire des parents pauvres du DES), ce qui améliore la qualité de la main-d’oeuvre et, globalement, la performance de l’économie québécoise. Ce qu’il faut éviter, c’est la situation actuelle du décrochage scolaire élevé, qui ne fait que produire des travailleurs peu qualifiés, vulnérables aux fluctuations économiques, et donc plus dépendants de l’État. En ce qui concerne la maturité, le citoyen a sa part de responsabilité de remettre en question et de chercher à évoluer en adoptant des comportements sains dans sa socialisation.


LE SUD?


Un quatrième éléments s’ajoute aux trois valeurs énumérées: la direction sud, une flèche qui pointe vers celui qui tient la boussole. Ceci signifie se choisir soi-même, non pas par égoïsme comme le préconise Ayn Rand, mais par humanisme: comme disait Jean-Paul Sartre, se choisir, c’est de choisir l’humanité [6] et reconnaître notre similitude avec les autres citoyens de par notre condition humaine. Comme on partage tous cette condition humaine, la solidarité va de soi, et justifie l’existence de filets sociaux comme l’universalité des soins de santé dans le modèle québécois.


* * *

CONCLUSION


Évidemment, le «modèle de la boussole» n’est pas tout à fait au point (comment peut-on réinventer toute une société dans l’espace d’un après-midi?) et les valeurs proposées ne sont pas un choix définitif qu’il faut imposer aux Québécois, mais plutôt un exemple du type de réflexion collective qu’on devrait faire pour se donner des repères autour desquels on peut construire un projet de société rassembleur.
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[3] Les valeurs de votre entreprise…. parce qu’elle le vaut bien!
[4] idem.
[5] Yves Saint-Arnaud, Les petits groupes: participation et animation, éditions Gaëtan Morin, Montréal, 2008, 182 p.
[6] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Collection Pensée, éditions Paris Nagel, 1966, 141 p.

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