Sunday, January 30, 2011

L’art de naguère – Pour une intégration de l’Histoire aux méthodes de gestion

31. Connaissez l’ennemi et connaissez-vous vous-même; en cent batailles vous ne courrez aucun danger.
32. Quand vous connaissez l’ennemi, mais que vous ne vous vous connaissez pas vous-même, vos chances de victoire sont égales.
33. Si vous êtes à la fois ignorant de l’ennemi et de vous-même, vous êtes sûr de vous trouver en péril à chaque bataille.



Dans le contexte économique actuel, la scène mondiale est soumise depuis une décennie à des bouleversements multiples : une crise financière et bancaire (e.g.: AIG, Citigroup), une crise de l’automobile (e.g.: GM, Chrysler), une crise de l’aviation (e.g.: les échos du 11 septembre 2001, ainsi qu’une baisse de la demande pour des petits appareils depuis 2008), une crise immobilière (les «subprimes»), ainsi qu’une crise de l’éthique en affaires, cette dernière étant provoquée par les «criminels en cravate»  (e.g.: Enron, Madoff, Conrad Black, Vincent Lacroix) – et comme le Québec n’est pas une île isolée, on subit ces effets. On parle de récession (terminée?) et d’une perte de confiance des investisseurs. L’environnement externe dans lequel les entreprises évoluent présentement amène des problèmes – des nouveaux défis à surmonter – et la nécessité de trouver des solutions innovatrices. On parle beaucoup de la mondialisation, des TICs (technologies d’information et de télécommunication) et de la nouvelle économie. Certains proposent la réingenierie, c’est-à-dire de faire tabula rasa des anciennes méthodes de travail et de se tourner vers l’avenir. Toutefois, il peut être parfois utile de faire un retour sur le passé : simplement, on évite de gaspiller les ressources de l’organisation dans un projet de réinvention la roue.


APPROCHER UN PROBLÈME 
DE MANIÈRE MULTIDIMENSIONNELLE


Souvent devant un problème, la proximité de la situation est nuisible: le gestionnaire souffre de myopie, il ne voit pas la forêt cachée derrière l’arbre, restant prisonnier d’un paradigme dont la logique interne ne s’applique pas bien à la problématique. Par exemple, dans le monde de la radiophonie, certaines entreprises ont cherché, dans la poursuite d’une stratégie de croissance, à accroître leur part de marché par l’acquisition de stations AM; toutefois, les résultats obtenus laissèrent à désirer, car une bonne partie de l’auditoire du médium AM (les amateurs de lignes ouvertes) avait délaissé ce dernier en faveur du web, parce que l’aspect participatif des forums comblent plus adéquatement les besoins de ce segment de marché. En abordant la compétition au sein du milieu de la radiophonie d’une perspective extérieure, les gestionnaires auraient perçu la compétition d’une manière multidimensionnelle, et auraient vraisemblablement évité le mauvais choix de  l’acquisition de stations AM.


Dans un effort de créativité (« think outside the box ») visant à se positionner à l’extérieur du problème, on peut intégrer, par exemple, l’histoire militaire de la Chine antique aux pratiques actuelles de gestion – à condition de prendre en considération que ces récits sont des épopées desquelles les meilleures moments sont mis en évidence et les revers sont parfois occultés afin d’éviter de faire de l’ombre au protagoniste historique; « L’histoire est écrite par les vainqueurs », diront certains. De plus, il faut rigoureusement avoir recours à l’approche de la contingence, c’est-à-dire que l’on doit intégrer ces idées militaires à un contexte qui est propre et spécifique à celui du travail en milieu civil, ainsi que de comprendre les contextes historique, technologique et culturel de ces succès ne permet pas de copier intégralement les solutions employés par un général comme Sun Tzu, tout comme il faut éviter d’adhérer à des « modes » en gestion, comme le kaïzen, sans s’interroger d’abord si ces types de solutions s’adaptent bien aux pratiques prévalant dans l’entreprise e/out le type d’environnement dans lequel celle-ci évolue. Comme disait Sun Tzu, « Une armée peut être comparée exactement à de l’eau car, de même que le flot qui coule évite les hauteurs et se presse vers les terres basses, de même une armée évite la force et frappe la faiblesse. » La même logique doit s’appliquer en affaires. On peut alors combiner des solutions aux problèmes d’entreprise avec l’approche de l’histoire militaire chinoise: comme un général qui déploie des troupes bien rangées plutôt qu’une émeute désorganisée, on doit bien cibler les acteurs stratégiques, adapter les pratiques de gestion aux réalités de l’environnement externe, bien planifier les effectifs des ressources humaines et organiser adéquatement le travail afin de permettre à l’entreprise de mieux se positionner face à la concurrence si on souhaite vaincre avec le minimum de coûts.


POURQUOI LIRE L'ART DE LA GUERRE ?

Le choix d’un ouvrage historique comme L’Art de la guerre de Sun Tzu n’est qu’une option parmi tant d’autres: on pourrait aussi bien étudier les idées de Jules César, de Miyamoto Musachi, de Niccolò Machiavelli, de Carl von Clausewitz, ou même d’Alexandre le Grand pour en extrapoler des solutions applicables au milieu des affaires. Toutefois, dans la mesure où l’économie de la Chine joue dorénavant un rôle de premier plan dans les échanges internationaux, il serait important de comprendre les mentalités des gens avec lesquels on peut être des partenaires commerciaux (ou des rivaux) en analysant une des oeuvres littéraires qui fut depuis des millénaires une clé de voûte du développement de la pensée chinoise, parce qu’une meilleure compréhension de l’autre réduit les obstacles de communication. Ce choix est aussi économe: écrite il y a plus deux mille ans, L’Art de la guerre est exempt de droits d’auteur et est donc disponible gratuitement sur le web – ce qui en fait une solution pratique pour les universités sous-financées et les étudiants qui patientent entre deux prêts.


L’idée d’intégrer la philosophie de Sun Tzu aux pratiques de gestion n’est pas originale, ni nouvelle. En effet, dans les années 80, face au miracle économique japonais, certains gens d’affaires américains s’intéressèrent aux classiques orientaux, dont L’Art de la guerre et le Le traité des cinq roues (Miyamoto Musachi), afin de mieux comprendre les éléments clés du succès nippon de l’après-guerre. Toutefois, le traitement des Américains de ce texte a été par moments plutôt superficiel, transposant imparfaitement le concept de guerre au milieu des affaires dans une optique que l’entreprise devait affronter ses compétiteurs en se mobilisant avec un esprit similaire à la guerre totale prônée par Clausewitz, sans tenir compte, qu’à la base, la mission d’une armée est de vaincre l’ennemi (ce qui peut être atteint diplomatiquement, sans aucune effusion de sang) et non de livrer obligatoirement des batailles. Ce paradigme américain d’hégémonie à tout prix (e.g.: la compétition farouche entre Coca-Cola et Pepsi), héritière des valeurs dualistes et triomphalistes de la pensée judéo-chrétienne, a faussé en partie l’interprétation du classique de Sun Tzu, qui provient d’une culture confucéenne. Si l’idée d’intégrer les idées de Sun Tzu aux pratiques contemporaines de gestion n’est pas nouvelle, on ne peut pas dire qu’on a réussit en Occident à parfaitement adapter cette philosophie de stratégie organisationnelle, sans trahir son esprit.


À ceci se rajoute une incompréhension de certaines réalités locales qui prévalent au Japon, comme les pratiques de synergie des activités de production et de financement des firmes japonaises – le modèle du Keiretsu – qui constituent un autre facteur expliquant la reprise économique d’après-guerre au pays du soleil levant, tout comme l’est le taux plus élevé d’épargne dans les pays asiatiques, permettant aux entreprises un meilleur accès au capital, facilitant ainsi les investissements. On a oublié de contextualiser, et on est tomber dans le piège de la solution miracle en attribuant à Sun Tzu la causalité principale du miracle économique japonais. Sans nier l’influence de l’oeuvre, on a tout de même besoin de mieux contextualiser, ce qui amène la nécessité de comprendre l’environnement dans lequel un phénomène se produit selon des dimensions économiques, certes, mais aussi sociales, politiques, culturelles, philosophiques, historiques – des volets qui peuvent bénéficier d’une meilleure analyse par l’utilisation des sciences humaines, comme la philosophie, la sociologie et l’Histoire. Ces disciplines, encore trop souvent boudées comme étant du « pelletage de nuage » par une partie du grand public (j’ai moi-même déjà qualifié mon passage en Sciences humaines au Cégep comme étant des «Sciences-vacances»), offrent pourtant des pratiques et des grilles d’analyse permettant une compréhension plus exhaustive des phénomènes de l’environnement externe. En plus d’être une méthode rigoureuse d’enquête, l’Histoire permet aux cadres d’adopter une perspective à plus long terme que celle du « next quarter profit» (prochains profits trimestriels) qui prévaut en Amérique du Nord, parce que son étude permet de voir l’évolution et les conséquences de choix et d’événements sur une échelle de temps plus vaste (décennies, siècles, voire millénaires) que ce qui constitue présentement le concept de long terme (5 ans) en management.


La lecture de L’Art de la guerre a le bénéfice de pouvoir cultiver les compétences conceptuelles, en raison de l’effort déployé pour d’abord saisir la logique sur laquelle Sun Tzu s’appuie pour dominer le champs de bataille: l’information, plutôt que les armes, est la clé du succès, autant  dans la connaissance des conditions du terrain et des troupes que dans le contrôle de cette information auprès de son adversaire («toute forme de guerre n’étant que duperie»). Par la suite, le lecteur peut transposer les nombreux concepts de cette stratégie militaire présentés dans le texte à sa propre époque et au contexte propre à son milieu, et s’en inspirer pour trouver des solutions d’affaires: par exemple, pour une entreprise, une meilleure performance passerait peut-être par une amélioration de l’accès à l’information par le développement avec ses succursales d’un système informatisé en réseau permettant la connaissance en temps réel des différents inventaires, permettant d’optimiser les pratiques de just in time et ainsi diminuer les dépenses inutiles en stocks sans ralentir la production; un magasin devrait logiquement avoir recours à des «éclaireurs» qui visitent quotidiennement les compétiteurs; plutôt que d’appliquer les méthodes du «drive system» (une méthode de gestion qui se résume par: «Travaille, tabarnak!» ou la «méthode du coup de pied au c...»),  le propriétaire d’une usine pourrait instaurer un programme de partage des gains en productivité avec les employés, afin que les «troupes» associent le succès du «général» (profits de l’entreprise) à leur propre mieux-être, sur la base que le moral des troupes est, selon Sun Tzu, le premier facteur déterminant les conditions gagnantes; etc. De nombreuses solutions existent en s’inspirant de ce texte.


En comparant les concepts présentés par Sun Tzu avec ceux du management, on peut par la suite mieux saisir l’essence des concepts en gestion moderne, et les utiliser plus créativement que le concurrent. La lecture de ce texte historique n’est qu’un choix parmi d’autres, l’étude de l’Histoire étant finalement une vaste gamme de sources vers lesquelles on peut se tourner pour puiser de l’inspiration et être créatif.


IMPLICATIONS POUR LE QUÉBEC ACTUEL


En bout de ligne, c’est la créativité qui permettra aux entreprises du Québec d’avoir plus de succès dans un environnement économique incertain, plutôt que de laisser le patronat «presser le citron» auprès des travailleurs et dépenser des efforts futiles à la lutte anti-syndicale (visant à réduire la masse salariale) dans une poursuite de stratégie de domination par les coûts pour laquelle le Québec ne fait pas le poids face à la main-d’oeuvre peu coûteuse au Mexique, eux-mêmes devancés par la Chine, qui elle, en retour, se voit perdre des parts aux mains des  pays de l’Asie du Sud-Est. À la place de cette stratégie du «cheap labor» et à cette «dollarama-disation» de l’économie, on devrait davantage chercher à positionner nos biens et nos services en optant pour une stratégie de différenciation, c’est-à-dire miser sur la qualité supérieure des produits (donc, ne pas subventionner la production des sandales Crocs), l’aspect éthique de la production (aspect équitable et écologique),  le développement des compétences des travailleurs, ainsi que la motivation de la main-d’oeuvre.


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Texte originalement paru chez Génération d'idées (GEDI) le 14 août 2010


Une version .pdf gratuite de L’Art de la guerre est aussi disponible en Français aux sites suivants: