Sunday, January 30, 2011

L’économie du savoir 1





Depuis plusieurs années, on se fait marteler les oreilles avec toutes sortes de néologismes et de buzzwords des milieux de la gestion nous promettant des améliorations économiques et sociétales comme si c’était une nouvelle marque de savon. Certes, ces mots ont une signification, objectivement parlant, mais quand ils circulent, la définition qu’on attribue à un terme varie selon l’individu en question: par exemple, pour l’expression économie du savoir, un Philistin pourrait y voir la promotion des compétences qui «servent à de quoi» et l’occasion de faire un virage à droite dans le milieu de l’éducation, où on couperait dans l’«inutile», comme l’Histoire de l’Art; aux antipodes, un «go-gauche» du Plateau pourrait y voir une menace, vu que pour lui, l’éducation, c’est une tour d’ivoire qui ne doit pas se plier aux réalités du marché. On se ramasse alors avec une coquille vide, pour laquelle certains crient «utilisateur-payeur!» et d’autres scandent «l’éducation n’est pas une marchandise!», et le résultat est un dialogue de sourd où on se querelle sur l’économie du savoir sans vraiment savoir de quoi on parle, une chicane polarisée à laquelle des points de vues mitigés, modérés ou simplement différents sont écartés pour éviter de trop complexifier le débat pour le bulletin de nouvelles de 18h00.

Les «deux côtés de la médailles», c’est tellement plus simple!


Pour chaque problème complexe,
il y a une solution simple,
et elle est mauvaise.


UNE QUESTION DE PERSPECTIVE


Il n’y a pas systématique un arbitrage à faire entre deux choix mutuellement exclusifs, par exemple aligner l’éducation pour qu’elle appuie soit la culture («tour d’ivoire») ou l’économie («utilisateur-payeur»), parce qu’un problème a plusieurs autres dimensions que le carcan des idéologies, du dogmatisme et de la partisanerie empêchent de voir. L’économie du savoir n’est ni la menace apocalyptique annoncée par la gauche bien-pensante, ni une solution miraculeuse telle qu’elle est promue par la droite dans ses délires messianiques. Il faut voir ailleurs, penser autrement.

Prenons par exemple un solide tridimensionnel, le cône. Si on fait une fiche technique («blueprint») de ce solide, on obtient deux formes bidimensionnelles: vu du dessous ou du haut, le cône apparaît comme un cercle, étant donné la forme de sa base; vu de côté, l’image aplatie du cône apparaît comme un triangle. Si on divise la fiche technique en deux sections partielles et qu’on demande à deux individus isolés quelle forme ils voient en spécifiant qu’ils ont la même fiche, l’un répondra «un cercle!», l’autre «un triangle!», et tous deux croiront que l’autre est complètement sot, vu que selon leur propre perspective, incomplète, la forme qui apparaît sur la fiche est évidente. Évidemment, en constatant qu’ils ont des informations partielles et en apprenant à communiquer entre eux, les deux sujets pourraient découvrir qu’ils regardent tous les deux un cône, chacun selon une perspective différente. Avoir les «deux côtés de la médailles», sans faire un effort supplémentaire de réflexion, mène à un débat stérile.

En Inde, on a depuis longtemps raconté la parabole des six aveugles qui découvre un éléphant pour la première fois [1] pour expliquer le même genre de problématique.


UN ÉLÉPHANT ET LES AVEUGLES

Une fois, six aveugles vivaient dans un village. Un jour, ses habitants leur dirent: «Hé! il y a un éléphant dans le village, aujourd’hui.»

Ils n’avaient aucune idée de ce qu’était un éléphant. Ils décidèrent que, même s’ils n’étaient pas capables de le voir, ils allaient essayer de le sentir. Tous allèrent donc là où l’éléphant se trouvait et. chacun le toucha.

«Hé! L’éléphant est un pilier.» dit le premier, en touchant sa jambe.
«Oh, non! C’est comme une corde, dit le second, en touchant sa queue.
«Oh, non! C’est comme la branche épaisse d’un arbre» dit le troisième, en touchant sa trompe.
«C’est comme un grand éventail» dit le quatrième, en touchant son oreille.
«C’est comme un mur énorme» dit le cinquième, en touchant son ventre.
«C’est comme une grosse pipe» dit le sixième, en touchant sa défense.

Ils commençaient à discuter, chacun d’eux insistait sur ce qu’il croyait exact. Ils semblaient ne pas s’entendre, lorsqu’un sage, qui passait par-là, les vit. Il s’arrêta et leur demanda «De quoi s’agit-il?» Ils dirent «Nous ne pouvons pas nous mettre d’accord pour dire à quoi ressemble l’éléphant». Chacun d’eux dit ce qu’il pensait à ce sujet. Le sage leur expliqua, calmement «Vous avez tous dit vrai. La raison pour laquelle ce que chacun de vous affirme est différent, c’est parce que chacun a touché une partie différente de l’animal. Oui, l’éléphant à réellement les traits que vous avez tous décrits.»

«Oh!» dit chacun. Il n’y eut plus de discussion entre eux et ils furent tous heureux d’avoir dit la réalité.

La morale de cette histoire, c’est qu’il peut y avoir une part de vérité dans ce que quelqu’un dit. Parfois, nous pouvons voir cette vérité, et parfois non, parce qu’il peut, aussi, y avoir différentes perspectives sur lesquelles nous ne pouvons pas être d’accord. Plutôt que de discuter comme ces aveugles, nous devons dire «Peut- être que vous avez vos raisons?». De cette façon, nous ne nous perdrons pas en argumentations.

Dans le Jaïnisme, il est expliqué que la vérité peut être affirmée de sept façons différentes. Vous pouvez ainsi voir combien notre religion est riche. Elle nous enseigne à être tolérants envers les autres concernant leurs points de vues. Ceci nous permet de vivre en harmonie avec les gens qui pensent différemment de nous. On appelle cela «syādvāda», «anekāntavāda» ou la théorie des affirmations multiples.


Si on veut aborder la question de l’économie du savoir, il faut d’abord être en mesure de faire momentanément abstraction de ses convictions politiques et abordé le sujet dans un esprit d’ouverture, plutôt que d’y projeter nos idées préconçues.


UNE QUESTION DE DÉFINITION


Dans certaines sources, l’économie du savoir (parfois appelée nouvelle économie) se caractérise «par la prépondérance d’actifs intangibles, la présence d’activités à fort contenu de connaissances et l’utilisation d’une main-d’oeuvre hautement spécialisée.» [2] Ce que ça peut vouloir dire c’est:

  1. Le passage à une prépondérance d’actifs tangibles (biens matériels et autres produits physiques) à celle d’actifs intangibles (services et produits immatériels, comme les logiciels et les droits d’auteurs), c’est-à-dire une tertiarisation accrue de l’économie (prédominance du secteur des services). Cette transition permet d’avoir des activités économiques moins polluantes, vu qu’une boîte comme Ubisoft génère moins d’externalités négatives de production qu’une firme comme Talisman qui exploite des gaz de schiste.
  2. La présence d’activités à fort contenu de connaissances et l’utilisation d’une main-d’oeuvre hautement spécialisée signifie un passage d’une économie où les activités sont positionnées sur la stratégie de domination par les coûtscheap labor», produits bas de gamme) à une économie davantage orientée vers une stratégie de différenciation, que ce soit par une domination par l’innovation ou par la qualité (main-d’oeuvre qualitifiée bien rémunérée, produits haut de gamme).

À première vue, c’est un projet louable, auquel j’adhère.

Mais il ne s’agit pas de la seule définition ou interprétation possible du concept d’économie du savoir et avant de prendre formellement une position, il devrait y avoir davantage de consultations pour amener des précisions, de balises, pour définir ce qu’est l’économie du savoir afin de construire une vision et subséquemment un consensus autour de celle-ci.

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Texte originalement paru chez Génération d'idées (GEDI), le 9 janvier 2011
http://www.generationdidees.ca/idees/lconomie-du-savoir-1/

[1] Un éléphant et les aveugles
[2] Ministère de l’Industrie et du Commerce du Québec, 2001b, p.2

Image: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Blind_men_and_elephant.png
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