Sunday, January 30, 2011

Mettre ses culottes.

Au Québec, quand la situation va mal (en fait, rapporte-t-on des fois de réelles bonnes nouvelles?), une partie de la population, exaspérée, ventile souvent sa colère dans les lignes ouvertes en exprimant par un lieu commun son désir qu’un politicien puisse intervenir, montrer du leadership et de la volonté politique, et régler rapidement le problème par des solutions simples et faciles, ayant des conséquences auxquelles on ne veut pas prendre le temps d’y réfléchir. Il faut que ça bouge. L’ensemble de l’idée est resumée implicitement dans l’expression populaire «il faut quelqu’un mette ses culottes».

Mais bon, dans cette idée, il y a aussi d’autres éléments de contenu auxquels il faudrait faire attention.

D’abord, le mot «culottes» comme tel ne désigne pas ce que les Québécois conçoivent comme étant des pantalons (ou braies vénétiennes), mais un vêtement de l’Ancien Régime porté par les aristocrates, une sorte de short moulant qui se porte avec des bas longs: ce n’est pas ce qui convient tout à fait à l’image virile d’un chef qui agit de manière assertive et décisive pour règler une crise. Tant qu’à y être, exigeons de nos politiciens des perruques poudrées et des éventails… Mais bon, dans une langue vivante, le sens des mots changent (ce qui ne m’empêche de rire à chaque fois de l’expression à cause de l’image que je m’en fais).

Si on laisse de côté les questions frivoles de la mode pour revenir au contenu politique de l’expression, on peut résumer que lorsqu’une personne utilise ce cliché, c’est que face à un problème ou un enjeu jugé trop complexe, celle-ci abdique son rôle de citoyen en renonçant au pouvoir d’agir qu’elle détient en le délégant à quelqu’un d’autre, parce que le «quelqu’un» de l’expression, c’est rarement la personne qui la cite. Le citoyen se déresponsabilise. C’est un peu comme quand un enfant, devant une tâche difficile, demande hâtivement à ses parents d’agir à sa place: si les parents acquiescent à chaque fois, le bambin ne développera jamais des compétences et de l’autonomie; son avenir sera compromis. La même chose s’applique à un citoyen délègue tout à un «chef infaillible». C’est tout le contraire de l’habilitation (empowerment) du citoyen: on s’infantilise en disant de telles choses.

En renonçant au pouvoir et en le donnant à un chef charismatique (ou ce qui passe pour du charisme au Québec, faute de mieux, quand on pense à «l’effet Charest» et «l’effet Duchesneau»), on augmente le pouvoir du «fearless leader»; on crée de l’inégalité à laquelle le citoyen consent vu qu’il reçoit en échange un apaisement de ses craintes et de ses incertitudes et qu’une action passive (suivre le chef) prend moins d’effort qu’une action proactive (faire un effort intellectuel pour mieux comprendre une situation complexe et s’impliquer dans le processus consultatif). Le culte du chef – même «l’effet Obama» et «l’effet Labeaume» – permet peut-être de donner à la population un point de ralliement, un modèle à suivre, une incarnation à leurs aspirations, mais il a l’effet négatif de ne pas responsabiliser pas les citoyens, et de donner au chef une marge manoeuvre trop grande, un pouvoir qu’il risque souvent d’abuser. Quand on demande que «quelqu’un mette ses culottes», c’est moins un appel à davantage de volonté politique de la part des dirigeants que, à bien y penser, un appel à la tyrannie.

Quand j’entend des gens dire: «je ne suis pas philosophe, mais je veux que ça bouge et je veux de l’action», je ne peux que traduire ceci par «je veux être un pion sur l’échiquier


Et puis on se perd le mirage du leadership quand on prête des pouvoirs quasi-surnaturels au chef charismatique qui ne fait que vendre du rêve. Par exemple, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les Américains, en quête d’alliés contre les Russes de Staline, ont attribué à Adolf Hitler et à son parti la principale responsabilité des dérapages nazis – la stratégie du bouc-émissaire. Certes Goebbels était un maître de la propagande et Hitler maîtrisait le discours et la gesticulation d’un évangéliste (preacher gesturing) mais les idées antisémites proposées par ceux-ci n’étaient pas nouvelles, et étaient déjà populaires (malheureusement) en Europe bien avant l’arrivée de Monsieur Moustache et ses Chemises brunes. Ce qu’il faut se rappeler, c’est que durant la République de Weimar, les gens ont voté démocratiquement pour Hitler, voulant une réponse rapide et facile à la crise économique (notamment l’hyper-inflation), aux troubles politiques (soulèvements et insurrections), au sentiment de défaite et d’humiliation (diktat du traité de Versailles) et à la menace extérieur (URSS). Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la population s’est une fois de plus déresponsabilisée en prétendant avoir été hypnotisée par le charisme du Führer. Même aujourd’hui, on parle d’Hitler comme les gens parlaient du diable durant la Renaissance. Évidemment, je ne veux pas réhabiliter Adolf Hitler, mais (pour paraphraser Nietzche) en créant des monstres, on risque parfois de devenir des monstres nous-mêmes, alors que de reconnaître l’humanité d’Adolf Hitler, c’est assumer qu’en chacun de nous-mêmes, en tant qu’humain, il existe aussi une part des ténèbres contre laquelle il faut être éternellement vigilant. Se déresponsabiliser en suivant aveuglement un chef, c’est de renoncer à cette vigilance.

Dans une perspective allant moins vers l’extrême que le cas du nazisme, on peut aussi constater que ça fait des décennies au Québec que les politiciens nous promettent du «changement» et qu’il n’arrive rien de substantiel.

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«Il faut que quelqu’un mette ses culottes!»
Oui, chacun de nous.


«Ask not what your country can do for you -
ask what you can do for your country.»
(John F. Kennedy)



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Par où commencer?

D’abord, en pratiquant le scepticisme et le doute méthodique, le tout dans le but de développer l’esprit critique, l’élément de base d’un «système immunitaire» qui protège une démocratie des dérapages démagogiques. Il faut se méfier des on-dits , des préjugés et des solutions rapides et faciles. Comme disait Benjamin Franklin: «Believe half of what you see, and none of which you hear.» (ne croyez que la moitié de ce que vous voyez, et rien de se que vous entendez).

En second lieu, il faut s’informer, ce qui sous-entend une critique des sources et une variation de celles-ci. . Écouter Fox News pendant 12 heures à chaque jour, ce n’est pas s’informer. Outre les actualités, une partie de l’information qu’une personne devrait quotidiennement acquérir provient de la lecture d’ouvrage à contenu philosophique, politique et économique. L’éducation ne devrait pas être perçu comme un processus qui se termine après l’obtention d’un diplôme, mais une démarche continue. Bon nombre d’ouvrages sont accessibles même pour quelqu’un qui n’a pas de doctorat en littérature ou en philosophie: 1984, de George Orwell est un point de départ intéressant pour cette démarche de curiosité intellectuelle – et ce récit est aussi disponible en film; Animal Farm, du même auteur, est un autre choix très accessible pour le grand public. Et puis, comprendre les rouages de base de l’économie et du système politique sont des compétences nécessaires pour toute personne qui souhaite passer d’un monde subit, réalité dans laquelle un citoyen ne comprend pas ce qu’il se passe et à l’impression de n’être qu’une victime du système (concept de lieu de contrôle externe), à un monde compris, où cette même personne peut formuler, face à un phénomène complexe, une interprétation rationelle de la réalité, construire une stratégie réaliste et cohérente, et agir en fonction de celle-ci (concept de lieu de contrôle interne), tout tenant compte de contraintes éthiques et morales. Les ouvrages de vulgarisation scientifique, ainsi que les documentaires présentés à l’émission Découverte, ont aussi des effets positifs dans le développement d’une compréhension réaliste du monde.

Une fois informée, une personne devrait partager et échanger l’information, non seulement pour répandre les idées nouvellement acquises, mais pour obtenir des versions différentes de la part des autres, des critiques constructives et des interprétations ayant un angle différent permettant de parfois mieux comprendre un phénomène selon plusieurs perspectives. Une pluralité des idées, plutôt que le martèlement constant de talking points de lignes ouvertes et de lieux communs, permet d’éviter d’être des hommes aveugles qui décrivent un éléphant [1]. Évidemement, pour discuter, il faut être capable d’aller au-delà du piège de l’orgueil et accepter que la critique de ses idées n’est pas une critique de sa personne. (L’orgueil et la superstition sont probablement les deux failles fondamentales de l’humain).

Par la suite, ce partage de l’information devrait se réseauter, question de créer des grappes d’esprit critique et des zones d’échanges (comme Génération d’idées) qui consolident le «système immunitaire» de la démocratie, et permettent, comme un collège invisible [2], un décloisonnement qui facilite la communication et la circulation d’idées sur une base égalitaire, ce qui contribuent davantage à l’innovation qu’un carcan de formalisme axé sur l’auto-promotion d’individus.

Finalement, avec la force du nombre et celle des idées (une carence de cette dernière étant évidente chez le RLQ) et un bon plan, on peut éventuellement agir, et améliorer la société de façon durable et réaliste, tout en se changeant soi-même, alors qu’en donnant le pouvoir à Monsieur Pantalon, comme on ne se change pas nous-mêmes en tant que citoyens, bien les quelques changements ne sont que superficiels, et on finira toujours par dire, en étant déçu du récent chef, que «plus ça change, plus c’est pareil».

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Bref, il faut sortir du paradigme de la société de consommation et d’«action-réaction» et réaliser que les idées ne sont pas des biens instantanément consommables, mais qu’elles méritent (comme une sauce spaghetti italienne qui mijote longtemps) du temps et de l’effort pour qu’elles soient bonnes; reconnaître que déléguer son pouvoir politique à des représentants élus, qu’ils portent des culottes ou le kilt, ce n’est pas renoncer à ce pouvoir qu’on a en tant que citoyen; et agir conséquemment avec nos responsabilités citoyennes, peu importe nos préférences vestimentaires.

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