Sunday, January 30, 2011

« Santé! »



30 octobre 2010.


Qu’on le veule on non, l’hiver est à la porte. Bientôt tombera la première neige et la ville se recouvrira d’un manteau blanc, comme dirait Nelligan. Face au froid et aux intempéries, aux journées raccourcies, les Québécois ont appris, depuis le début de la colonisation [1], à se réunir et à célébrer ensemble, afin d’opposer à la froideur du climat une chaleur humaine. Les raisons pour célébrer varient cet hiver varient:elles peuvent être religieuses, familiales, amicales ou simplement être le résultat de la collégialité dans le milieu du travail. Mais il reste avant tout, de manière constante, l’élément humain au centre de ces célébrations.


Quand on se réunit, souvent on boit. Que ce soit de la bière, du vin, des drinks ou même du champagne, la panoplie de ces breuvages festifs comporte un ingrédient commun: l’alcool. Dans notre province, le commerce de l’alcool est objet d’un monopole important, la Société des Alcools du Québec (SAQ) [2], qui génère d’importants revenus fiscaux pour l’État. Ce monopole n’est pas absolu, vu qu’il ne s’applique pas sur la bière (vu l’existence de firmes privés comme Molson), et que plusieurs types de commerces privés peuvent eux aussi être des points de vente de ces produits alcoolisés (les dépanneurs et les épiceries). Le prix payé fait parfois grincer des dents: les revenus fiscaux des uns sont les taxes des autres. En tant que consammateurs, on aimerait tous payer moins cher pour un achat, vu que logiquement, tout acheteur cherche à maximiser son surplus de consommateur, déterminé par sa volonté de payer [3]. Peu importe le prix payé, il y aura toujours des clients qui seront d’éternels mécontents. Idéalement, le client voudrait une bouteille gratuite, mais logiquement le vendeur ferait rapidement faillite… Donc, il faut accepter que ça fait partie du jeu que le vendeur cherche lui aussi à augmenter son surplus du producteur [4], c’est-à-dire d’obtenir un profit minimal au-dessus des coûts de production afin d’assurer la pérennité de son entreprise.


Certains partisans de la droite soulignent (certains le font maladroitement, comme les adeptes du RLQ) qu’on pourrait, en privatisant et en libéralisant le commerce de l’alcool, tout en réduisant les taxes, augmenter le surplus total et réduire les pertes sèches de cette activité économique, ce qui contribuerait à la croissance du PIB et au mieux-être de la société. Mais il s’agit là de tunnel vision, de vision étroite. Si personnellement j’apprécie de payer moins cher pour une bouteille de vin, il ne faut pas que j’aborde l’économie en me basant uniquement sur mon propre intérêt (idées erronées d’objectivisme et d’égoïsme éthique d’Ayn Rand [5]), mais que je regarde la «forêt derrière l’arbre» (la société québécoise dans son ensemble) et que je prévois plusieurs coups d’avance (comme pour une partie d’échecs), les résultats qu’occasionnerait ce virage à droite dans la vente d’alcool. Bref, il faut aller au-delà de ses propres préoccupations personnelles pour saisir ce que comporte réellement la vente d’alcool, et non se limiter à un point de vue strictement individuel.


LE COÛT SOCIAL DE L’ALCOOL


Si un verre de vin ou deux facilite les rapprochements sociaux, 10 verres, eux, invitent aux dégâts.


Chaque année, nombre de délits, petits et grands, sont commis par des personnes en état d’ébriété. Ces délits occasionnent un ensemble de coûts à la société: interventions policières, coûts administratifs du système judiciaire, dégâts matériaux et charges accrues dans le milieu hospitalier. L’alcool génère des externalités négatives de consommation [6], c’est-à-dire qu’il y a des effets nocifs dans ce marché qui sont ressentis par une tierce partie, qui est ni le vendeur, ni l’acheteur (ce qui constitue une défaillance de marché); bref, au prix d’équilibre, le consommateur ne paie pas le plein prix de sa bouteille.


Afin de corriger le problème des externalités négatives de consommation, on peut réduire la quantité d’alcool consommée dans un marché en utilisant diverses approches, notamment les campagnes de sensibilisation d’Éduc’Alcool [7] ou des mesures plus contraignantes, comme interdir les «concours de calage» sur les campus cégépiens et universitaires, ou fixer aux automobilistes un taux d’alcoolémie maximal (le .08), sous peine de sanctions. Des services de raccompagnement, comme Opération Nez rouge [8] existent.

Mais en bout de ligne, money talks.


Il serait difficile pour l’État de surveiller ce que consomme chaque individu, et assigner un policier à chaque individu relève du délire. Par contre, les gens réagissent aux incitatifs économiques, comme une hausse du prix. Par différents moyens, comme en fixant un prix plancher à la bière ou en imposant une taxe pigouvienne [9] aux produits alcoolisés, le gouvernement parvient à intégrer le coût social au prix de la bouteille: on internalisalise alors les externalités négatives de consommation. La perte sèche occasionnée par l’augmentation du prix fait diminuer la quantité d’équilibre de ce marché à une quantité optimale. Par contre, si on dérèglemente le commerce de l’alcool, la baisse des prix occasionnera par la suite tout un lot de problèmes pour la société québécoise, dont les incidents accrus de conduite en état d’ébriété et une augmentation de l’achalandage de gens qui ont des problèmes de foie dans les hôpitaux.


LE RÔLE DE LA SAQ


Une autre critique de la droite est à l’égard de la présence de la SAQ dans le marché de l’alcool au Québec. Si exercer un monopole est une autre façon pour l’État d’augmenter les prix (et donc corriger le problème des externalités négatives de consommation), ce monopole n’est pas absolu, comme il a été mentionné précédemment en citant en exemple le vin disponible dans un point de vente comme un dépanneur ou une épicerie. Néanmoins, cette société d’État dérange certains. Malgré que la SAQ soit une vache-à-lait du gouvernement permettant le financement de nombreux programmes sociaux, on voudrait privatiser l’organisme au nom de l’efficience: après tout, si la société était privée, on pourrait diminuer les coûts d’opération des points de vente, ce qui augmenterait les profits; reste à savoir si ces profits seraient refilés aux consommateur sous forme de diminution du prix (ce qui ramène le problème des externalités négatives de consommmation) comme on le fait démagogiquement miroiter au grand public, ou servirait à enrichir des actionnaires (ce qui peut provoquer une fuite de capitaux si la SAQ appartenait à des intérêts étrangers). La privatisation de la SAQ aurait comme premier impact une perte de revenus pour l’État, ce qui amènerait des coupures draconiennes dans des services cruciaux comme la santé et l’éducation et/ou une hausse de taxes pour les contribuables. Pas exactement brillant comme plan de match pour une société.


Dans le fonction interne de la SAQ, on peut aussi critiquer ce qui semble être, pour les employés de la société d’État, des salaires élevés et des privilèges qui résultent du syndicalisme et autres idées gauchistes. À premier vue, il peut sembler ridicule de payer un salaire élevé à de simples «commis d’épicerie» et «caissiers»: dans le privé, dirait-on, on ferait redescendre les salaires et avec ces coûts de production diminués, on refilerait (peut-être) les économies au consommateur (ce qui revient au cas des externalités…). C’est un peu simpliste de qualifier la Société des Alcools du Québec de «paradis syndical», alors que d’un point de vue strictement «business», les mesures prises par cette société d’État font du sens. En premier lieu, il y a la question la gamme de produits elle-même, les vins et spiritueux, qui sont des produits de luxe (des biens de conviction, selon la classification de Copeland): en tant que consommateur, on ne fait pas qu’acheter du jus de raisin ayant passé la date d’expiration, mais on fait l’acquisition du prestige du produit. Si le vin se vendait au même prix que le Pepsi, offrir une bouteille à une personne appréciée perdrait une partie de son sens, et ne ferait pas la même impression. Comme la SAQ vend des produits de luxe, il est normal que la firme se positionne («corner the market») sur l’exclusivité (haut de gamme, importance de la forme plutôt que la fonction) et que, conséquemment, elle prenne des mesures cohérentes dans ses pratiques de GRH et de marketing, comme une stratégie d’affaires basée sur la domination par la qualité. Au coeur de cette stratégie, il y a l’importance de bien former les employés des succursales afin qu’ils puissent adéquatement conseiller les clients au sujet d’un produit complexe comme le vin, alors que le commis d’épicerie dans le rayon des fruits et légumes peut s’acquitter de sa tâche avec un minimum de formation. Comme cette formation des employés de la SAQ coûte cher en temps et en argent, il est préférable pour l’entreprise de fidéliser sa main-d’oeuvre afin de diminuer ses coûts, notamment en offrant des salaires plus élevés qu’ailleurs, ce qu’on appelle des salaires d’efficience. L’idée du salaire d’efficience n’est pas marxiste, mais provient plutôt d’Henry Ford, qui trouva que c’était un bon moyen d’encourager la productivité des employés, réduire l’absentéisme, diminuer le roulement de personnel et d’éviter le phénomène de l’anti-sélection.


L’approche de privatisation et de dérèglementation encouragée par certains tenants d’un discours démagogique amènerait la SAQ à bifurquer vers une stratégie de domination par les coûts, qui s’applique mal à la vente de produits de luxe: veut-on être conseiller par un commis mal informé, qui nous oriente hâtivement vers la section Harfang des neiges? Et puis, dans ce genre d’approche, la firme éliminerait rapidement les produits moins vendeurs, au profit de ses «vedettes», ce qui limiterait les possibilités de nouvelles découvertes des consommateurs. On n’a qu’à comparer la sélection offerte dans un dépanneur à celle d’une succursale de la SAQ pour constater l’effet restrictif sur la gamme de produits offerts qu’aurait une privatisation de la société d’État.


Bref, les gains espérés du retrait de l’État dans la vente de vins et de spiritueux ne sont pas si attrayants, à bien y penser.



REPENSER LE FINANCEMENT DE LA SANTÉ


Si on s’oppose à un discours trop à droite, cela signifie pas une acceptation complaisante de la situation actuelle au Québec. Dans un article antérieur [11], il a été notamment question d’une nouvelle approche de la fiscalité, selon laquelle on rapproche les produits et les charges (comme en comptabilité): si on taxe l’essence, les recettes obtenues devraient financer le réseau routier et le transport en commun; les taxes sur la malbouffe devraient automatiquement financer la santé, au lieu d’être diluées dans le compte du receveur général. Il faut donner à différentes taxes un caractère instrumental aux services que le contribuable obtient. Dans le cas de la SAQ et de la vente d’alcool, il semble évident que les deux domaines qui devraient bénéficier des recettes des ventes et des revenus fiscaux sont la santé et la sécurité publique.


Personnellement (et c’est un choix personnel), je voudrais que ces revenus soient automatiquement attribués au système de santé, sans passer par le gouvernement, de façon à ce que le secteur de la santé dispose d’au moins une source indépendante de financement, qui est à l’abri de la politicaillerie des budgets (et le risque d’être injectée dans projets bidons, comme la construction d’un colisée à Québec pour une équipe de hockey inexistante, alors que cette ville a déjà échouée précedemment avec deux équipes de la LNH, les Bulldogs et les Nordiques), et à ce que le citoyen ait, par cette relation financière, un lien plus direct avec le système de santé (et associe l’élément humain de la célébration avec celui de la santé).


Ainsi, quand je paierai ma bouteille de vin un peu trop cher, j’aurai au moins la satisfaction de savoir que cette dépense contribue à aider les patients et la grande équipe qui a la vocation de leur venir en aide.



Et quand je trinquerai, 
l’expression «santé!» 
prendra alors pleinement son sens.



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[4] Idem


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