Sunday, January 30, 2011

L’état de droit et la démocratie participative

Plusieurs membres de Génération d’idées (GEDI) souhaitent une meilleure représentativité des intérêts de la population auprès du gouvernement. Toutefois, si certains vantent les vertus de la démocratie plus directe et une approche plus participative de la population aux décisions gouvernementales et aux enjeux de la société, il faudrait quand même prendre le temps de bien définir ce que l’on attend exactement par «démocratie» pour éviter des dérapages. Certains résumeront hâtivement ce terme par l’équation 50%+1, laissant potentiellement à la majorité le pouvoir de dicter aux autres la marche à suivre, d’où l’expression tyrannie de la majorité.

La majorité ne fait pas toujours le meilleur choix. [1]

Par démocratie, outre le droit de vote, on sous-entend un encadrement institutionnel garantissant des droits minimaux à chaque citoyen, même s’ils ont des opinions impopulaires – en fait, surtout dans ce cas précis. Sinon, il n’y a qu’une superficielle apparence de consultation de la population: les valeurs démocratiques ne relèvent alors que du hobby vu le manque de constance et l’exclusion de certaines catégories de citoyens.

D’où l’importance d’un pouvoir judiciaire indépendant pouvant faire contrepoids aux excès émotifs de la foule («checks and balances»), et de la nécessité de mieux définir les règles de base d’une société sur lesquels les juges s’appuieront – avoir une constitution provinciale (comme c’est déjà le cas pour chaque état américain), qui renforcerait le pouvoir de la Charte des droits et des libertés du Québec. La création d’une constitution ne nécessite pas préalablement la souveraineté, vu que la Californie et 49 états ont déjà la leur sans être indépendants (tel que garanti par le 10e amendement [2]): il s’agit tout simplement d’un code conduite d’une société, d’un contrat social, plutôt qu’une déclaration de sécession, qui permet au système judiciaire de limiter les excès potentiels d’une tyrannie de la majorité.


LE CAS DE LA PROPOSITION 8


Un des récents dérapages des initiatives populaires a été la crise causée par la proposition 8 [3] («Proposition Hate» comme diront certains) en Californie, mesure visant à interdire le mariage entre personnes de même sexe. Même si une majorité des gens s’y sont ralliés, on ne peut parler réellement de démocratie, mais d’une ochlocratie [4], c’est-à-dire le pouvoir de la foule, parce qu’on enlève des droits à certains de ses citoyens au lieu d’agir sur une base égalitaire (principe d’isonomie [5]).

Lorsque le juge fédéral Vaughn Walker exerça un droit de judicial review et déclara la proposition 8 comme étant non conforme à la constitution (une décision toujours en appel), certains ont crier à tort que c’était une atteinte à la démocratie et à la liberté (quelle conception orwellienne du terme!), alors qu’en réalité le juge Walker ne faisait qu’accomplir son rôle de défenseur de la constitution, et en protégeant un groupe minoritaire, il ne faisait qu’agir pour le mieux-être de l’ensemble de la société. Même si l’appareil judiciaire et les instances gouvernementales vont parfois à l’encontre de la majorité, il faut comprendre que ce n’est pas parce qu’on est plus nombreux qu’on a nécessairement raison. Une initiative populaire n’est pas réellement démocratique si elle retire des droits à des citoyens.

En tant que membres de la majorité hétérosexuelle, on peut être indifférents à cette cause vu qu’on n’est pas, à première vue, spécifiquement concernés par la proposition 8. Toutefois, quand les lois deviennent différentes pour certains, alors elles ne protègent plus personne. Pour avoir une saine démocratie, l’état de droit est un complément indispensable à la volonté populaire, tout comme l’est l’obtention pour la population d’une éducation humaniste, afin d’améliorer sa capacité à réfléchir (au lieu de faire la girouette et de tourner selon le sens du vent et de ses humeurs quotidiennes); combinés ensembles, ces deux éléments agissent en tant que «système immunitaire» d’une société libre.


LE CAS DU CORDOBA HOUSE


Une autre controverse concernant les initiatives populaires est celle de l’opposition (encouragée par Fox News) à la construction d’un centre communautaire musulman, le Cordoba House, à proximité des vestiges du World Trade Center [6]. Si certains réussissaient, par la force du nombre, à imposer leur volonté et à empêcher les travaux, on ne doit pas y voir l’expression d’une démocratie, mais une violation du Premier amendement de la constitution américaine [7], un geste inacceptable parce qu’il est une atteinte à la liberté de conscience du citoyen (l’expression «liberté de religion» n’est pas assez inclusive à l’égard des athées et des agnostiques qui ont des croyances n’étant pas fondées sur la religion). Il est souhaitable lorsque ce genre de dérapage survient que les tribunaux rectifient la situation et bloquent l’initiative populaire si elle va l’encontre des droits minimaux fondamentaux du système.

Cette controverse autour du centre musulman à New York rappelle le dossier encore chaud des accomodements religieux au Québec (le terme «accomodement raisonnable» étant mal choisit, vu que l’expression devrait désigner, par exemple, l’installation d’une rampe d’accès pour les personnes en fauteuil roulant – ce qui n’a aucun lien avec la religion) et amène à considérer que des mesures devraient être prises pour permettre au pouvoir judiciaire de renforcer la Charte des droits et libertés afin qu’aucune minorité ne soit victime de discrimination. Il y a une différence entre une initiative populaire et une hystérie collective (genre Hérouxville), et la justice doit être là pour servir de rempart qui protège la démocratie.


LE CAS DU CENTRE D’HÉBERGEMENT POUR INUITS À VILLERAY


L’intolérance n’est pas l’apanage des Américains et ne se limite pas seulement dans un contexte religieux: ici au Québec, dans le quartier Villeray, la tentative d’implanter un centre d’hébergement pour Inuits à Villeray à échouer devant la pression de la grogne de la population locale, sous prétexte que la présence d’Inuits occasionnerait une hausse de la criminalité, d’incidents liés à l’alcool et à la toxicomanie, ainsi qu’une plus grande présence d’itinérants [8]. Ce genre de propos racistes aurait été dénoncé immédiatement si on avait cibler une autre minorité, comme les Haïtiens ou les Italiens, et avec raison. Toutefois au Québec, il est malheureusement encore socialement acceptable de tenir des propos racistes à l’égard des Premières Nations. Ceci est observable notamment chez les humouristes quand on entend «j’ai du sang indien… sur mon hood de char» (une blague d’Auschwitz, tant qu’à y être?) ou «si le Québec et le Canada se sépare, qui va garder les Indiens durant la fin de semaine?» (très infantilisant comme remarque!). L’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador (APNQL) devrait initier des poursuites contre ce genre de contenu haineux, et les Québécois devraient simplement s’indigner, au lieu de rire et d’applaudir. Et les humouristes ne sont que la pointe du iceberg de la discrimination envers les Autochtones au Québec: en Côte-Nord, il y a eu le cas de distribution de propagande haineuse par un groupuscule débile se désignant comme étant les Pionniers septiliens [9].

Les Québécois sont parfois xénophobes à l’égard des immigrants: ils ont une intolérance envers ce qui est nouveau, différent, qui s’érode graduellement: par exemple, l’antagonisme initial des Canadiens-français et des Irlandais s’est atténué avec le temps jusqu’à ce qu’on célèbre maintenant ensemble le 17 mars autour d’une bonne pinte de Guinness («everyone is Irish on Saint Patrick’s Day»). Dans le cas de leurs relations avec les Amérindiens et les Inuits, on peut parler carrément de comportement raciste (haine envers une minorité bien connue sur une période prolongée) chez certains, une approbation tacite de la part de la majorité, et un manque d’échanges culturels. Peut-être que l’existence des Autochtones «pète la bulle» des prétensions québécoises d’être «ici les premiers» (argument qu’ils utilisent contre le Canada anglais), mais ce n’est pas en malmenant une minorité ethnique que les Québécois arriveront à régler leurs problèmes d’insécurité concernant leur propre identité collective: ce n’est pas en agissant en loser qu’on devient gagnant.

Et ce n’est pas parce qu’on reste silencieux devant ces gestes inacceptables qu’on a les mains propres.
Pour revenir au centre d’hébergement pour Inuits, même si l’opposition au projet semble avoir eu l’appui de la population local de Villeray, il ne faut surtout pas y voir le triomphe de l’expression démocratique.


IMPLICATIONS CONCRÈTES POUR LE QUÉBEC


Dans le but de créer un rapport des forces égales permettant au système judiciaire de contrebalancer un système de démocratie décentralisé, il faudrait renforcer la Charte des droits et des libertés par une constitution provinciale, officiellement laïque afin de protéger la liberté de conscience des citoyens. Cette constitution serait approuvée par referendum (oui, on peut faire des votes référendaires sur autre chose que la souveraineté) sans la nécessité de l’indépendance politique (comme c’est le cas avec les constitutions des 50 états américains). On devrait aussi penser à purger du préambule de la Constitution canadienne tous les éléments à contenu religieux et, un coup parti, abolir la monarchie (simple suggestion).

Pour défendre cettre constitution et la Charte qu’elle appuie, le système judiciaire devrait acquérir une plus grande autonomie à l’égard des instances politiques afin de devenir une branche indépendante de l’État qui fait contrepoids au gouvernement («checks and balances») avec un pouvoir accru de judicial review [10], et faire preuve d’une plus grande transparence dans son processus de nomination des juges, le tout pour corriger les lacunes du système actuel, mises en évidence par la Commission Bastarache. Comme je ne suis pas juriste, ni expert en systèmes judiciaires, je me contenterai de simplement mettre la proposition sur la table, en espérant que quelqu’un de mieux informé puisse élaborer davantage sur le genre de réformes souhaitables pour le Québec.

En ce qui concerne les mouvements sociaux au Québec, les personnes qui participent aux initiatives populaires doivent s’inspirer de la logique des lois d’Asimov pour se doter de règles de base sur le plan éthique. L’action militante doit:
  1. Garantir des droits minimaux égaux pour chaque citoyen
  2. Obtenir le plus grand bien pour le plus grand nombre (sauf dans le cas où on va l’encontre de la règle 1.)
Il est important aussi que les gens saississent par ces deux règles la différence entre la réelle expression de la démocratie et l’ochlocratie («mob rule»): les manifestations défusionnistes (même si j’étais contre eux) ne cherchaient pas à enlever des droits à une population donnée, et sont donc légitimes; par contre le mouvement monchoix.ca [11] qui défend les intérêts des fumeurs est de l’ochlocratie commandité par l’industrie du tabac («astroturf») étant donné que fumer la cigarette, par ses externalités négatives de consommation, empiètre sur le droit des citoyens dans l’entourage de ne pas avoir à respirer des produits toxiques (ce qui contrevient au point 1), on ne peut reconnaître le caractère légitime des revendications de ce groupe de pression (surtout que le tabagisme hausse les factures de santé qu’on paie tous collectivement par nos impôts). Il ne s’agit pas de considérer ce qu’on accepte comme étant démocratique et de stigmatiser ce qu’on oppose comme étant automatiquement de la démagogie.

Bref, oui à une démocratie plus participative, mais en autant qu’un encadrement du système judiciaire puisse protéger les groupes minoritaires des excès de la majorité.

_______
[1] Élections et referendum de 1938 en Allemagne
[2] Constitution des états américains[
[6] centre Cordoba House (Park51) http://en.wikipedia.org/wiki/Park51
[7] Premier amendement de la Constitution des États-Unis
[8] Centre d’hébergement pour Inuits: «On n’en veut pas dans notre cour»
[9] Le racisme des Pionniers septiles dénoncé sur Facebook
[10] Judicial review in the United States
This image has been released into the public domain by its author, Lucas. This applies worldwide.