Sunday, January 30, 2011

L’économie du savoir 2

Si l’économie du savoir se caractérise «par la prépondérance d’actifs intangibles, la présence d’activités à fort contenu de connaissances et l’utilisation d’une main-d’oeuvre hautement spécialisée», et que l’information constitue une des formes d’actifs intangibles valorisés au sein de cette économie (qui devient un intrant dans la production, au même titre que la main-d’oeuvre, le capital et les matières premières), on pourrait caricaturer la direction que prendra ce système en ne laissant transparaître uniquement deux possibilités évoluant sur un même axe, qui sont mutuellement exclusives:

  1. Une société où on exerce un contrôle accru de l’information

  2. Une société où on exerce un partage accru de l’information


Étant donné que deux camps sont déjà en place (la droite versus la gauche) sur la scène politique québécoise, on pourrait rapidement déterminer que pour les «avares misanthropes» de la droite, contrôler l’information afin d’en retirer du profit est l’objectif à atteindre dans l’économie du savoir, tandis que pour les «hippies déconnectés» de la gauche, qui évidemment «aiment gaspiller parce que les autres paient à leurs place», il faut que tout soit gratuit.

Évidemment, ces genres de clichés et de lieux communs, peu importe dans quel camp on se trouve, ne constituent pas une amorce de réflexion sérieuse, vues que chacunes des deux possibilités (et il en existe d’autres) ont des implications plus complexes, des faiblesses, mais aussi des bénéfices qui ne permettent pas de les rejeter hâtivement du revers de la main, ni d’en faire une panacée: on ne peut trancher aussi facilement qu’on le ferait avec le noeud gordien. Encore faut-il qu’on prenne la peine d’y penser, et que les médias fassent leur réel travail de diffuseur de l’information plutôt que de continuer à agir, trop souvent, comme simples divertisseurs.


SAVOIR INC.?


Dans un premier temps, il faut se demander ce qu’implique le contrôle de l’information au lieu de se lancer hâtivement dans les théories du complot.

Pour certaines firmes, le développement de l’économie du savoir passe par une révision du droit à la propriété, donnant une valeur monétaire à un savoir-faire, une technique, procédé ou une méthode (capital-savoir), à l’instar des brevets et des droits d’auteur: un contrôle accru du savoir. Bien que le savoir est un bien public (il n’est affecté par l’exclusion d’usage ou la rivalité d’usage), lorsqu’il est transformé artificiellement en bien privé (propriété intellectuelle) ceci crée des incitatifs pour que les entreprises investissent davantage en recherche et développement, parce qu’un brevet octroie un futur monopole et/ou des redevances sur un produit donné (inversément, quand on taxe la pollution, on incite les entreprises à moins polluer). Sans brevet, une firme voit ses efforts réduits à néants, vues que les retombées technologiques sont dilapidées chez ses concurrents (des resquilleurs), les recherches devenant alors qu’une pure perte financière pour celui qui les entreprend. Sans propriété intellectuelle protégée par l’État, l’entreprise évite (logiquement) d’investir et attend que les autres le fassent à sa place puisqu’elle pourra aller chercher cette innovation dans le patrimoine commun du savoir. Parce que le brevet – un contrôle de l’information – permet d’internaliser les externalités positives de production, ceci récompense monétairement les inventeurs, assure la survie financière de la firme et offre une possibilité de nouveaux investissements significatifs en recherche, ce qui bénéficie la société en générale parce qu’on obtient collectivement de nouvelles inventions et des produits améliorés – bien que par la suite, le brevet gonfle prix réel du produit et provoque des délais dans sa distribution à l’ensemble de la société, ce qui importe peu pour une recette de poulet, mais beaucoup lorsqu’il s’agit de médicaments. Tout de même, le «boom» technologique que connaît l’Occident depuis le début du vingtième siècle est partiellement attribuable à l’existence de la propriété intellectuelle, qu’il ne faut pas abolir sans d’abord penser à un moyen concret de compenser les efforts fournis par les chercheurs et leurs mécènes.

À partir de ce concept de propriété intellectuelle, certaines entreprises souhaitent élargir la définition de ce que ces droits englobent afin de développer ce qu’elles considérent être une économie du savoir. Ainsi, une entreprise comme Monsanto [1] peut prétendre être légalement le propriétaire d’un code génétique d’une plante qu’elle développe, obtenant un monopole au même titre qu’un brevet (un avantage concurrentiel), ce qui n’est pas sans dérapage, vue que la nature suit rarement les lois humaines (e.g.: une contamination involontaire par Monsanto des champs voisins lorsque ses plantes pollenisent les environs), qu’on peut se questionner sur l’aspect éthique de cette privatisation du patrimoine génétique auparavant commun à l’ensemble de la planète, et sur les impacts des organismes génétiquement modifiés (ogm) sur le plan de la santé et de l’écosystème.

Une autre manoeuvre, bien connue, pour avoir un contrôle accru de l’information est la pratique du secret. Diverses compagnies utilisent des recettes secrètes, que ce soit celles de Coca-Cola ou du Colonel Sanders, pour se doter de l’avantage concurrentiel d’un produit exclusif sans avoir recours à la protection légale du brevet. Si ceci fonctionne bien pour une recette de poulet, il reste néanmoins que cette «culture du secret» peut avoir des effets néfastes lorsque dans une firme il y a des pratiques douteuses (Enron, Worldcom, Norbourg, Goldman-Sachs…) ou même carrément frauduleuses. Ces effets ne sont pas que financiers, quand on pense à l’industrie gazière, notamment à des entreprises comme Halliburton, qui ne dévoilent pas la composition de certains produits chimiques (proprietary chemicals) utilisés dans le mélange ajouté à l’eau qui sert au fractionnement du schiste; ces substances peuvent potentiellement être nocives pour l’environnement et la santé (voir le film Gasland pour davantage de détails), mais le public n’est pas informé parce que ces entreprises font une utilisation de mauvaise foi du principe de la propriété intellectuelle.

La convergence des médias et le contrôle de la presse, que ce soit par Fox News, Gesca ou Québécor, sont aussi une forme de contrôle de l’information, qui créent une «bulle de partisanerie» autour de son auditoire, question de marteler le même message sur différents réseaux (télévision, web, réseaux sociaux, radio) afin de bénéficier des avantages de la synergie. Évidemment, ce qui est bon pour la firme médiatique, ses vedettes, ses actionnaires et les entreprises qui y achètent de la publicité n’est pas forcément une bonne chose pour le public en général. Parfois dans cette convergence on passe, sans avertissement, du commentaire éditorial («opinion programming») à la simple propagande, avec des topos tels que «le Québec dans le rouge» de TVA-LCN qui apparaissent comme un exercice de relations publiques de l’Institut économique de Montréal (IEDM) auquel les journalistes semblent complices plutôt que critiques. Ailleurs, le réseau Fox News va jusqu’à orchestrer carrément des événements politiques, comme le «Restoring Honor Rally» [2] de l’animateur Glenn Beck, afin de créer artificiellement des manchettes; dans ce cas-ci, il ne s’agit plus du travail d’un réseau de nouvelles, mais de propagande de l’aile médiatique du Tea Party. À plus faible envergure, on peut aussi parler de l’infotainment (l’info-divertissement) de la sur-exposition (overexposure) de certaines vedettes, surtout dans le «village québécois», où il est impossible de passer une semaine sans apprendre un détail insignifiant de la vie de Véronique Cloutier, qui est «célèbre parce qu’elle est célèbre», sans être vraiment chanteuse, actrice, ou musicienne (idem pour Paris Hilton et les autres saveurs du jour). Il me semble que le public mérite mieux de la part de ses médias.

Mais bon, avant de diaboliser davantage le contrôle de l’information, il faut remarquer que celui-ci englobe aussi la protection de la vie privée du citoyen et la confidentialité des données, un enjeu éthique important: suis-je le seul à ne pas vouloir donner mon code postal lorsque j’effectue un achat de piles? Les récents changements technologiques combinés à des transformations sociales (e.g.: Facebook, Twitter) remettent en question le concept de vie privée tel qu’il a été traditionnellement perçu par la société et il y a des questions dans ce domaine auxquelles il faut prendre le temps de réfléchir.

VALORISER LE PARTAGE?


Pour d’autres, l’économie du savoir passe par un partage accru du savoir, rendu possible en partie grâce aux technologies d’information et de communication (TICs).

Ceci peut s’effectuer par l’abandon de pratiques comme le brevet pour les programmes informatiques (proprietary software) et même en pratiquant la gratuité, comme c’est le cas avec les logiciels libres tels que OpenOffice, permettant à des PME et à des individus d’économiser un peu et de redistribuer ailleurs ces ressources monétaires libérées, une idée que j’ai déjà abordée [3]. Mais sans brevet, comment les inventeurs seront-ils recompensés pour leurs efforts? Dans le passé, des gens comme Benjamin Franklin ont simplement trouver satisfaction dans le service envers autrui, enrichissant le patrimoine commun sans gain monétaire pour lui-même:

Franklin never patented his inventions; in his autobiography he wrote, « … as we enjoy great advantages from the inventions of others, we should be glad of an opportunity to serve others by any invention of ours; and this we should do freely and generously. [4]

Évidemment, avoir une telle générosité ne paie pas les comptes et l’épicerie: il faut bénéficier d’une stabilité financière pour se permettre d’agir ainsi.

Ou voir son gain ailleurs.

Une renommée accrue et une image améliorée sont deux gains immatériels pour lesquels les firmes dépensent des fortunes en publicité et en relations publiques, et la «gratuité» d’un produit ou d’un service peut être une forme alternative de marketing. Par exemple, plutôt que de combattre (futilement) la transition de l’industrie musicale du support tangible (disque, cassette, 8-track, cd) à un support immatériel (mp3) des groupes comme Radiohead ou Misteur Valaire [5] ont opté pour la gratuité, permettant de plus facilement se rapprocher de leurs fans. Coeur de Pirate est une autre réussite des nouveaux médias, qui prouve qu’on a pas besoin de «fabriquer des vedettes» à grands coups de convergence dans l’usine Star Académie, bien qu’il reste à déterminer si cet envol initial aurait pu être maintenu sans l’appui subséquent de médias traditionnels – plus officiels – ou si le vedettariat généré par youtube et le reste du web n’est qu’à lui seul qu’un feu de paille.

Même si elle peut être gratuite grâce aux TICs et aux logiciels «sharewear», l’information n’est pas automatiquement partagée, puisque son accès dépend de plusieurs facteurs: l’existence d’un réseau haute vitesse (pas toujours disponible en région), les revenus nécessaires pour l’achat d’équipement informatique, les compétences techniques pour opérer un ordinateur (le problème du clivage générationnel), la rapidité variable de téléchargement du contenu web dépendamment des préférences idéologiques du fournisseur web, la maîtrise de la langue anglaise qui prédomine sur le web, etc. Certains parlent de fracture numérique [6], un concept qui englobe plusieurs de ces différentes réalités. Le web n’est pas automatiquement démocratique, puisqu’il faut plusieurs mesures pour s’assurer de la neutralité des fournisseurs concernant le contenu, du développement des infrastructures et des réseaux en région, et de la formation techniques des citoyens (qui peuvent être aidés par des organismes tels que Communautique [6]). Ces efforts ne sont pas sans coûts financiers: dans ce cas, même la gratuité a un prix.

Par partage de l’information, on doit aussi s’interroger sur quelle information en question qu’on diffuse. Si certains (y compris moi-même) saluent les efforts de Wikileaks pour apporter une transparence accrue, il n’en va pas de même lorsque ces personnes sont inondées de pourriels, d’appels de télémarketing et de publi-postage parce qu’une compagnie de carte de crédit a vendu sa liste de clients ou partagé celle-ci dans le cas d’une alliance stratégique. Pourtant, dans les deux cas, des informations sensibles sont communiquées. Reste à savoir où tracer la ligne entre vie privée, sécurité publique, sécurité nationale, intérêts économiques et droit à l’information – et il cette frontière n’est pas évidente à déterminer.

METTRE SUR PIEDS UNE DISCUSSION


Le survol effectué par le présent article est loin d’être exhaustif (on aurait pu aborder les enjeux concernant la formation, les compétences, et le rôle du système de l’éducation) et il est largement imprégné de l’opinion d’une seule personne avec laquelle on peut être en désaccord. D’où la nécessité pour un groupe comme Génération d’idées (GEDI) d’ouvrir la voie vers une discussion – quelle soit sous forme virtuelle ou d’atelier – concernant l’économie du savoir et ses différentes implications. Remarquez le choix du mot discussion et non celui de débat, car il s’agit ici d’aller au-delà d’opinions polarisées, du cliché «les deux côtés de la médaille» et des leitmotivs partisans pour amorcer une réflexion constructive plutôt qu’une querelle stérile, question d’exercer un peu plus de leadership en tant que génération dans les sujets concernant l’avenir du Québec.

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[1] Monsanto Canada Inc. versus Schmeiser
[4] Benjamin Franklin
[6] Fracture numérique