Sunday, January 30, 2011

Shakespeare et la gestion

DÉVELOPPER LA CRÉATIVITÉ


Les crises amènent parfois des défis qui permettent de nous surpasser.


En 1982, la firme Johnson & Johnson subissait une crise impliquant des capsules Tylenol emposoisonnées délibérément par un malfrat [1]; James Burke, alors P-D.G. de la firme, décida de rappeler, sans tarder, toutes les capsules Tylenol, ainsi que d’offrir un remboursement à tous les clients, une décision coûteuse qui allait déplaire aux actionnaires étant donné la perte de bénéfices (100 millions de dollars), mais qui allait confirmer la responsabilité sociale de l’entreprise et l’intégrité de Burke. Par la suite, un nouvel emballage fut conçu – ce qui explique aujourd’hui la ouatte et le scellé des contenants de pilules – afin d’offrir une sécurité de consommation maximale aux clients; les autres firmes suivèrent l’exemple et ce type de contenant devint la norme. Si James Burke s’en était tenu seulement à servir les intérêts des actionnaires, comme le préconise Milton Friedman, en n’initiant pas un coûteux rappel, il n’y aurait que des gains pyrrhiques, les empoisonnements amenant une perte de la confiance du grand public et, conséquemment, de la clientèle. Par sa capacité à raisonner autrement («think outside the box»), James Burke avait réussit de passer d’une situation désastreuse à un coup prodigieux, ramenant son entreprise à 180 degrés en permettant à celle-ci de devenir leader et chef-de-file en matière de sécurité pour l’industrie pharmaceutique, ce que jamais n’aurait laissé présagé la crise à ses débuts.


Carl von Clausewitz
Comme on le souligne dans De la guerre de Carl von Clausewitz [2], le génie, c’est de voir au-delà des conventions, des méthodes et des règles généralement acceptées comme étant la norme et d’apporter une solution novatrice. La solution n’a pas besoin d’être particulièrement complexe ou brillante – c’est comme l’oeuf de Christophe Colomb ou le noeud gordien tranché par Alexandre le Grand: il suffit d’y penser en premier. En étant une personne plus créative, et avec un peu de chance, on peut «y penser en premier» plus facilement que les autres, ce qui procure un avantage concurrentiel pour l’organisme pour lequel on travaille, ainsi que pour soi-même sur le marché du travail, et qui permet de contribuer davantage à la société (ce dernier gain étant le plus important). On constate aussi que plus on obtient un rang élevé dans un organsime, plus les décisions se prennent dans un contexte plus élevé d’incertitude (fog of war): un commis qui achète des fournitures peut connaître d’avance le prix pour la marchandise, alors qu’un p-.d.-g. qui inite un rappel, ou fait l’acquisition d’une nouvelle firme, ne peut qu’estimer les résultats, avec une grande marge d’erreur. Donc, pour contrer les effets de ce brouillard informationnel, la formation de meilleurs cadres supérieurs passe par un développement de la créativité – une compétence conceptuelle.


Le problème avec les compétences conceptuelles, c’est qu’elles ne peuvent pas être apprises directement comme les compétences exécutives (e.g.: faire des calculs en comptabilité et en finances): il faut les cultiver indirectement, par exemple en nourrissant son côté créatif avec une approche multidisciplinaire qui combine la gestion et l’Histoire. On peut aussi générer des idées non linéaires [3] (de façon individuelle) en alliant management et théâtre, deux domaines, qui initialement semblent être aux antipodes, le premier étant associé à la droite capitaliste et le seconde à la «gauche caviar». Toutefois, comme avec les Capulet et les Montaigu, il y a quelque points communs qui permettent de faire le pont entre les deux disciplines: parce qu’on illustre des comportements humains, on peut alors extrapoler d’une pièce de théâtre certains scénarios et modèles applicables à la gestion, si on prend la peine de regarder attentivement. Si les moyens technologiques changent, la condition humaine, elle, change peu ou pas. Amour, haine, crainte, ambition… ces comportements sont plus facilement compris dans la dynamique entre les personnages d’une pièce que par la lecture d’un tome aride. Du moins, en allant voir la pièce, on comprend quelque chose de plus que les autres étudiants qui n’ont lu que les lectures obligatoires.


UN EXEMPLE: LA VIE DU ROI HENRY V (SHAKESPEARE)


Parmi la panoplie de pièces de théâtre desquelles on peut puiser des idées applicables en gestion, on peut se tourner vers un auteur classique comme Shakespeare et choisir, par exemple, La vie du roi Henri V [4]. Le choix de l’auteur et de la pièce importe peu, à bien y penser: on pourrait aussi choisir, Michel Tremblay ou Molière, Douze hommes en colères, l’Opéra de Quat’sous ou la pièce écossaise. (Le choix spécifique d’Henry V n’est qu’un intérêt personnel, l’aspect militaire de la pièce rejoignant davantage mon côté Contrat d’gars; à vous de choisir la vôtre).

Henri V d'Angleterre
En bref, La vie du roi Henry V est le récit tumultueux d’un roi anglais – de l’Histoire romancée – qui chercha, par la voie des armes, à réclamer son héritage qu’est la couronne de France. Ce qui débuta en par une expédition plutôt réussie se termina par rapidement s’embourber et plonger l’armée anglaise quasiment en déroute. Au pire de la crise, le roi Henry V trouva en lui-même, et en ses maigres troupes, les ressources nécessaires pour faire un 180 degrés sur une défaite annoncée, et gagner, en 1415, la bataille d’Azincourt [5], qui lui donna une position de force légitimant sa revendication du trône français. Une victoire inattendue qui est aussi spectaculaire que la réussite du rappel de Tylenol lancé par James Burke.


La conquête de la couronne française par Henry V est, comme en gestion, un projet. La réussite de ce projet nécessite plusieurs conditions gagnantes, d’étapes à franchir, et de leadership permettant à l’armée (ou la firme) de garder le cap sur les objectifs visés tout en maintenant sa motivation. Si on schématise, le parcours d’Henry V est semblable à une série de 5 cercles concentriques, chacun pouvant être franchit en atteigant un objectif précis:


1. La maîtrise de soi
2. La maîtrise de ses troupes
3. La maîtrise du champs de bataille
4. La maîtrise de la guerre 
5. La maîtrise de la diplomatie

    Dans le premier cas, la maîtrise de soi, le parcours d’Henry V avait déjà été largement acquise lors d’une pièce précédente, Henry IV: dans sa jeunesse avant d’être roi, Henry V était un jeune débauché (connu sous le nom de Hal) qui manquait de sérieux; bien que changé, sa réputation de fêtard lui continua de lui nuire tout au long de sa vie. La maîtrise de soi implique aussi une capacité de dominer ses craintes, bien réelles quand on se retrouve sur le champs de bataille. En gestion, on peut associer cette phase du personnage aux concepts de la gestion de stress, du monitorage de soi et à la gestion des impressions.


    En second lieu, le protagoniste, la veille de la bataille décisive, rendit visite à ses troupes de manière incognito, lui permettant de mieux connaître les préoccupations de ses soldats (la thématique du déguisement permettant de mieux connaître la vérité réapparaît aussi dans La nuit des rois de Shakespeare), ce qui peut être comparé à l’utilité de la gestion par déambulation, ainsi que celle d’un service de ressources humaines recueillant les informations pertinentes au sujet des employés subalternes. Après s’être renseigné, Henry V exerça du leadership, notamment en faisant un impressionnant discours (Acte IV, Scène III) permettant de motiver et de mobiliser des troupes, même dans les conditions les plus adverses:

    «Cette histoire, l’homme de bien l’apprendra à son fils,
    Et la Crépin Crépinien ne reviendra jamais
    À compter de ce jour jusqu’à la fin du monde
    Sans que de nous on se souvienne,
    De nous, cette poignée, cette heureuse poignée
    d’hommes, cette bande de frères.
    Car quiconque aujourd’hui verse son sang avec moi
    Sera mon frère; si humble qu’il soit,
    Ce jour anoblira sa condition.
    Et les gentilhommes anglais aujourd’hui dans leur lit
    Se tiendront pour maudits de ne pas s’être trouvés ici,
    Et compteront leur courage pour rien quand parlera
    Quiconque aura combattu avec nous le jour de la
    Saint-Crépin

    (Ce genre de sales pitch tenu avant la bataille sera repris maintes fois, notamment dans des films comme Braveheart.)


    En tierce lieu, l’appui des soldats préalablement acquis permit à Henry V de livrer un combat contre la cavalerie française, pourtant plus nombreuse et mieux nourrie: l’avantage moral aidera le roi à dominer le champs de bataille. De plus, les aptitudes martiales personnelles du roi lui permirent de conserver la tête qu’il souhaitait faire à nouveau couronner (tout comme le gestionnaire se doit d’être compétent dans la réalisation de ses tâches). Toutefois, Shakespeare reste muet quant aux avantages tactiques que procurèrent les archers (longbowmen) au camp anglais, ainsi que le terrain boueux défavorable à la cavalerie française. La vie du roi Henry V présente aussi implicitement le concept de fog of war («brouillard informationnel») à la scène 6 de l’acte IV lorsqu’on voit le souverain ignorer qu’il a déjà gagné la bataille, ce qu’il apprit d’un émissaire français à la scène suivante: ceci démontre le besoin crucial pour un gestionnaire d’avoir accès en temps réel l’information pertinente, et donc des systèmes de cueillette et d’analyse d’information adéquats, pour prendre de meilleures décisions.


    Quatrièmement, il ne faut pas confondre la victoire dans une bataille avec le triomphe d’une guerre: la victoire d’Azincourt est un engagement qui s’inscrit en continuité avec des gains progressifs (le pont, le siège d’Harfleur) de la campagne d’Henry V en France. Sans les succès précédents que la victoire d’Azincourt consolide, le triomphe final du roi n’aurait été qu’un feu de paille. Cette guerre, c’est un marathon, pas un sprint. En gestion, il faudrait garder ceci en tête, et ne pas considérer un trimestre particulièrement profitable comme étant un triomphe, mais orienter ses décisions davantage sur le moyen et le long terme: James Burke a peut-être causé des pertes de 100 millions à court terme par un rappel que certains actionnaires ont pu jugé comme étant alarmiste, mais à plus long terme, il a réussit à acquérir une réputation de responsabilité sociale pour sa firme (ce qu’on ne peut pas directement acheter).


    Cinquièmement, on confond souvent l’arrêt des hostilités (armistice) avec la paix qui, elle, nécessite de la maîtrise de la diplomatie pour être atteinte: les Américains ont peut-être gagner la guerre en Afghanistan, mais ils échouent à gagner la paix depuis plusieurs années. Dans La vie du roi Henry V, on ne s’arrête pas au climax de la victoire d’Azincourt, mais on suit le parcours du roi dans sa quête pour la paix. Cette quête est en partie symbolisée lorsque Henry V courtisa Catherine, une princesse française et fille de son rival, Charles VI (on peut penser que les acteurs jouent les personnages et, en même temps, incarnent les pays de ceux-ci, la séduction de Catherine étant aussi une métaphore pour les relations internationales). En convainquant Catherine de le prendre pour époux, et en obtenant l’approbation paternelle de Charles VI, Henry V réussit à gagner cette paix. Le souverain anglais fit aussi une remise en question de ses objectifs initiaux (devenir roi de France) et évita de faire une surenchère irrationelle en continuant les hostilités avec ses rivaux en acceptant, par compromis, d’être reconnu comme étant l’héritier de Charles VI, plutôt que de prendre sa place de son vivant. En devenant l’héritier d’un roi plus âgé, Henry V gagna par le temps cette couronne française qu’il lui aurait peut-être échapper par les armes, ou du moins lui aurait coûter plus cher, en soldes autant qu’en vies; en l’acceptant comme gendre, Charles VI gagna aussi, d’abord à court terme en conservant son trône, et à long terme en transformant un ennemi de la France en un pays allié, et en s’assurant, par le mariage de sa fille Catherine au rival anglais, que la dynastie royale continue à être issue de son sang. Cette paix entre la France et l’Angleterre permet de comprendre mieux la supériorité de la négociation à gains mutuels par rapport à la négociation distributive (où chacun «tire la couverte de son bord»): l’atteinte des ses propres objectifs n’est obligatoirement un jeu à somme nulle où l’adversaire doit perdre pour qu’on puisse gagner. (Henry V aurait peut-être dû demander Catherine en mariage dès le début, au lieu de se lancer dans une guerre coûteuse, mais il faut se rappeler qu’à ce moment, le roi n’avait que très peu de crédibilité et que le Dauphin Louis, le fils de Charles VI, n’allait pas céder son héritage qu’est la couronne de France).


    CONCLUSION

     

    Évidemment, on pourrait extraire davantage de leçons de gestion de la pièce de théâtre citée en exemple, mais ce texte n’est qu’un article, pas une étude approfondie du sujet. On n’est pas obligé d’aboutir aux mêmes interprétations de la pièce citée en exemple car, après tout, chaque personne a son bagage personnel duquel il tire sa propre perspective et ses propres conclusions. Mais ce qu’on doit comprendre, surtout si on est un animateur de radio-poubelle, c’est que le théâtre (tout comme les autres arts) n’est pas inutile, mais un véritable laboratoire d’idées qui permet à une personne de faire plusieurs gains, que ce soit le développement de compétences conceptuelles comme la créativité, ou simplement que le résultat soit une soirée divertissante.


    À première vue, c’est peut-être difficile à saisir que le progrès économique passe par un meilleur financement des arts vu que peu de liens directs sont évidents, mais c’est le cas quand on pense aux diverses retombées économiques dues aux arts (e.g.: le Cirque du Soleil, le Festival de Jazz, le Moulin à Images, et bien d’autres). Comme on n’a pas au Québec les mêmes capacités de production qu’ont les géants démographiques comme la Chine, les États-Unis et l’Inde, il faut utiliser les ressources qu’on a plus créativement que les autres. Il semble que les préjugés actuels concernant les arts (e.g.: «l’art moderne, c’est moche!»), ainsi que le désintérêt de l’actuel gouvernement conservateur pour ceux-ci (par phobie de l’art? Une art-peur?), contribue à un sous-financement du secteur artistique – et que notre économie en paie le prix, sans qu’on s’en rend compte. Les cours d’arts plastiques à l’école ne devraient pas être considérés comme de la matière facultative – comme s’ils étaient une sorte de luxe – et le ministère de l’Éducation (MELS) devrait aligner ses priorités en fonction du développement du potentiel créatif de ses futurs travailleurs.


    Finalement, il appartient aussi à chacun, à titre individuel, la responsabilité de se sensibiliser au théâtre (ou à la musique, le chant, la littérature, la sculpture, la danse, la peinture, le cinéma d’auteur… choisissez ce qui vous branche) afin de développer sa propre créativité en s’exposant à de nouvelles idées et en partageant nos découvertes, au lieu de mijoter quotidiennement dans la médiocrité en regardant, à la télévision, un animateur demander à un participant de choisir entre l’oeuf ou l’enveloppe…

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    Ce texte a été originalement paru chez Génération d'idées (GEDI), le 30 août 2010
    http://www.generationdidees.ca/idees/shakespeare-et-la-gestion/

    [1] BERGERON, Pierre, La Gestion dynamique: Concepts, méthodes et applications, p.105
    [3] Générer des idées non linéaires
    (l’image appartenant au domaine public et n’est pas sujet à des droits d’auteurs)

    Henri V
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:King_Henry_V_from_NPG.jpg

    Bataille d'Azincourt
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Schlacht_von_Azincourt.jpg
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Morning_of_the_Battle_of_Agincourt,_25th_October_1415.PNG

    Carl von Clausewitz
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Clausewitz.jpg