Sunday, January 30, 2011

La grappe: repenser la gauche au Québec

Dans les débats actuels portant sur l’économie et la politique au Québec, on nous offrent généralement un portrait manichéen de la réalité, une arène dans laquelle s’affrontent le titanesque «l’État-mastodonte» et l’implaccable secteur privé. On peut caricaturer la situation comme étant une querelle entre certains qui disent qu’on doit tout privatiser pour être plus efficient (malgré que de nombreuses entreprises privées inefficiente font faillite chaque année), et ceux qui veulent tout étatiser pour être plus juste (mais, pourtant, je ne reçois jamais de dividendes de la SAQ et d’Hydro-Québec). Toutefois, ces deux blocs ne sont forcément les seules solutions possibles desquelles il y a un arbitrage à faire. On oublie dans ce débat qu’il existe d’autres possibilités, autre que le féodalisme économique de la droite et la centralisation monolithique de la gauche. En dehors de ce dualisme, il y a l’idée de former un réseau de coopératives, de travailleurs autonomes, d’organismes non gouvernementaux (ong), d’entreprises privées socialement engagées, et des activités hors-marché des bénévoles et des organismes sans but lucratif (osbl) – une grappe qui relierait ensemble les éléments plus progressistes de la société afin de converger les efforts de réformes économiques, sociales et politiques, ainsi que pour appuyer l’émergence d’un système démocratique parallèle qui ferait contrepoids au gouvernement et au secteur privé.

LE CAS DU COMPLEXE MILITARO-INDUSTRIEL


Peut-être un détour explique mieux l’importance de cette grappe comme outil de changement social.


Dans son discours d’adieu [1], le président (et général) Dwight Eisenhower (1890-1969) [2] dénonçait les dangers potentiels d’un regroupement d’industriels, de fournisseurs, de financiers et de commerçants qu’il désigna sous le nom de complexe militaro-industriel [3]; c’est surprenant de sa part, considérant qu’il était membre du parti républicain. Tout en évitant de souscrire aux théories de complots extraites de la série télévisée X-Files et des délires de Zeitgeist, on doit néanmoins reconnaître que certaines firmes, comme Blackwater [4], Halliburton [5] et le Carlyle Group [6] tirent avantage des politiques étrangères bellicistes américaines, vu qu’une partie de la logistique de l’armée et de certains services en sécurité sont fait en sous-traitance par ces entreprises privées: en temps de guerre, ces firmes voient leurs revenus augmenter et, conséquemment, le cours de leurs actions grimpe. Il y a donc des incitatifs économiques (et de la pression de la part des actionnaires) qui encouragent ce type d’entreprise à financer des lobbys pro-armement (e.g.: National Rifle Association), à fournir des candidats aux élections et à contribuer à la caisse électorale du parti républicain, sans qu’on parle nécessairement de conspiracy theory à la Dan Brown.


Si un réseau de manufacturiers comme le complexe militaro-industriel peut avoir un impact considérable sur la politique étrangère américaine et la dynamique de l’économie des États-Unis, on peut alors se demander ce que pourrait faire un tel système, centré sur quelque chose de mieux que la guerre, dans le développement socio-économique du Québec.


LE CAS DE QUÉBÉCOR


Plus près de notre réalité quotidienne, il y a l’Empire.


Connu de tous, Québécor relie diverses entreprises du domaine médiatique, comme le magasin de disques Archambault, les chaînes télévisées (TVA, Argent, LCN et le futur «Fox News North» que sera Sun News Channel), la cablo-distribution (télévision, internet, téléphone IP, Illico), des journaux, et d’autres encore. Par convergence, une bulle est créée autour du consommateur, ce qui permet d’augmenter la synergie des différentes filiales de Québécor et de martèler le même message – c’est efficace, mais ça va un peu dans le sens contraire du développement d’un citoyen en tant qu’être libre, créatif et autonome, et il y a donc des coûts sociaux à ce genre de pratique commerciale. La firme Bell offre un portrait similaire, et les deux ensembles occasionnent des défaillances de marché vu le pouvoir de marché de ces oligopoles.


On pourrait critiquer PKP (ce que je me gène pas de faire quotidiennement), mais peut-être que l’idée de convergence n’est pas si bête. Sauf qu’au lieu d’une approche du haut vers le bas, selon laquelle une firme centrale est le pivot reliant un empire financier où se concentre le pouvoir, on peut repenser la convergence en partant par la base, avec un ensemble de petites et moyennes entreprises (PME) liées volontairement entre elles sous une même bannière (ou certification), et que dans ce réseau, aucun n’aurait de pouvoir significatif et de message dominant par rapport aux autres en raison du très grand nombre d’entités distinctes qui y sont présentes – une idée gauchiste qui rappelle un peu le concept de libre marché. De nombreuses petites entreprises liées ensemble peuvent avoir du succès, comme c’est le cas avec Amazon.com (qui fonctionne avec le modèle d’entreprise-réseau), vu qu’elles ont plus de flexibilité (notamment avec les inventaires) que les grands conglomérats privés et les sociétés d’État (les deux souffrants de lourdeur administrative). D’innombrables petits ruisseaux deviennent des rivières, puis des fleuves, et finissent par remplir des océans; en partant de la base, on peut arriver à faire une économie efficace, à hauteur d’homme et de femme.


RENOUVELER LE DISCOURS GAUCHISTE


Évidemment, avec les gauchistes plus radicaux, dès qu’on prononce «gestion», «économie» ou «création de richesse», on a le droit de rapides accusations: «vendu», «capitaliste», «corrompu», etc. (Heureusement, ils ne sont pas tous comme ça.) Ce genre de préjugé, chargé d’émotion, aide peu à promouvoir le progrès social parce qu’il aliène le gens ayant des opinions plus modérés.


D’abord, l’économie (ce vilain mot), c’est simplement l’études de l’utilisation des ressources rares dans une société donnée, que ce soit un village ou bien l’économie mondiale. Offrir des biens et des services, comme de la nourriture, des vêtements ou des soins de santé, ça implique une logistique complexe d’échanges mutuels. Est-ce que le système actuel est parfait? Non. Néanmoins, l’idée de l’autarcie, faire chacun soi-même ce qu’on a besoin, est dépassée: certes, en cuisine, n’importe qui peut s’improviser en tant que chef (avec des résultats culinaires variables), mais pour la chirurgie, ça prend un spécialiste qui se consacre à son métier à temps plein. Au niveau technologique et technique où la société québécoise est rendue, bien c’est évident qu’on est dorénavent tous interdépendants, et en se spécialisant selon nos avantages concurrentiels respectifs (certains sont médecins, d’autres ébénistes), on est plus productifs; cette productivité n’a pas besoin d’être de la consommation à outrance de biens tangibles, mais peut impliquer une forte proportion des services (e.g.: en santé et en éducation) et des biens intangibles (e.g.: logiciels) qui polluent peu ou pas. Tout comme on peut être un bon gestionnaire qui cherche activement à éviter le gaspillage et augmenter les services à la population en optimisant l’utilisation des ressources, tout en évitant de «presser le citron» sans égard aux gens et à l’environnement.


Un autre cliché, l’idée du «retour à la terre» est peut-être romantique, mais dans le concret, si on improvisait l’agriculture avec les méthodes d’antan (et la plupart d’entre nous ont été coupés de ce patrimoine de connaissances), bien on ne produirait pas suffisamment pour nourrir l’ensemble de la société, vu le nombre limité de terres cultivables au Québec et une diversité de produits possibles plus réduite (Faire pousser des oranges en Abitibi? J’en doute). Au Cambodge, Pol Pot a déjà tenté l’expérience du retour à la vie rurale, avec des résultats désastreux et des millions de morts. Les méthodes agricoles ont changé (pas toujours pour le mieux quand on pense à Monsanto), mais il reste qu’on arrive tout de même à produire une grande quantité de nourriture grâce à la mécanisation et aux engrais. Il y a aussi des progrès au niveau de la qualité et de la diversité, grâce à l’essor des produits du terroir, dont la fabrication requièrent une expertise particulière qui va au-delà du simple enthousiasme et de la nostalgie.


RENONCER À LA RÉVOLUTION

 
«Ce que représente la Commune est immense, elle pourrait faire de grandes choses, elle n'en fait que des petites. Et des petites choses qui sont des choses odieuses, c'est lamentable. Entendons-nous, je suis un homme de révolution. J'accepte donc les grandes nécessités, à une seule condition : c'est qu'elles soient la confirmation des principes et non leur ébranlement. Toute ma pensée oscille entre ces deux pôles : «civilisation-révolution». La construction d'une société égalitaire ne saurait découler que d'une recomposition de la société libérale elle-même.»
Victor Hugo



Des plus zélés, on entend un discours proposant ni plus ni moins qu’une révolution sanglante. Tout d’abord, l’idée même qu’un monde meilleur commence par la tuerie de ceux qui ont une opinion contraire ou classe sociale différente n’est pas cohérent avec l’objectif de créer une utopie où règne la paix (règle de base en stratégie: les objectifs doivent être cohérents entre eux). On ne fait d’omelettes sans casser d’oeufs, mais ce n’est pas plaisant d’être un oeuf. La violence de cette révolte entraînerait la mort, ce qu’on appelle des «dommages collatéraux» ou des «sacrifices nécessaires», mais utiliser ces termes édulcorants, c’est oublier que ce sont des gens, qu’ils ont des prénoms, un vécu et des aspirations. De plus, l’idée de faire une révolution sous forme d’une émeute populaire qui ferait boule de neige et qui amènerait à un soulèvement général est naïve: formée de gens ayant peu ou pas d’entraînement militaire, cette révolte serait écrasée rapidement par une riposte de l’armée canadienne qui, elle, a des troupes entraînées, de l’équipement, de la logistique nécessaire pour conduire une campagne soutenue sur plusieurs mois, tandis qu’une émeute n’est qu’un feu de paille. Et c’est sans compter la possibilité réaliste d’une contre-insurrection populaire, de la présence de mouchards au sein du camp révolutionnaire, et des interruptions des activités économiques, comme l’acheminement des denrées alimentaires dans les épiceries. Certes, en Afghanistan, les Talibans résistent depuis plusieurs années, mais le relief accidenté de ce pays rend la chose possible, alors que la vallée du Saint-Laurent, où l’ensemble de la population du Québec réside, est indéfendable, surtout par des révolutionnaires sans entraînement.


Au mieux, dans le cas d’une victoire des révoltés, bien on assisterait à un débarquement de l’armée américaine pour «rétablir l’ordre» qui écraserait ce foyer révolutionnaire. Devant l’évidence de l’inévitable intervention des États-Unis, certains diront qu’une révolution mondiale (rien de moins!) obligera l’armée américaine à intervenir à de nombreux endroits en même temps, ce qui permettra à la révolution de tenir le coup au Québec (encore faut-il être capable de coordonner ce genre de projet, ce qui est douteux). Sauf que l’idée de révolutions simultanées, on l’a déjà tenté en 1848, et le résultat final, c’est que dans la peur, le grand public donna le pouvoir à des régimes autoritaires, plongeant ainsi l’Europe dans le conservatisme et l’autoritarisme dans les décennies suivantes (e.g.: Napoléon III, Bismarck); sans compter qu’en 1848, les moyens de communication et transport limitait l’efficacité des forces réactionnaires, tandis qu’aujourd’hui, on peut rapidement déployer des escadres de F-18 et les coordonner grâce à des satellites.


Les révolutions qui fonctionnent réellement ont l’appui du grand public: il y a un consensus face au changement proposé, dû à des circonstances exceptionnelles. On n’a qu’à penser à la Révolution tranquille au Québec, à la Révolution des Oeillets au Portugal [8] et à la Révolution de velours en Tchécoslovaquie [9]. L’obtention du consensus social est un préalable nécessaire au succès de tout grand changement, sinon plus ce changement est radical, plus la réaction sera forte que le «retour du pendule» sera prononcé et la violence présente. Le vrai champ de bataille ne dépend pas des émeutes et des guérillas, mais d’un débat d’idées qui permet de gagner l’opinion publique: par exemple, malgré les nombreux échecs militaires du général Nathanael Greene [10] durant la Révolution américaine, celui-ci gagna néanmoins l’appui de la population dans les états du Sud, une des conditions gagnantes qui mena à l’indépendance des États-Unis. Bref, les discussions et les arguments permettent de gagner plus de terrain que les AK-47, et avec moins de dégâts.


Ce n’est pas en laissant la place vacante pour la droite, en voulant éviter d’être «corrompus par le système», que les choses changeront. Ce qui serait plus constructif que des idées d’utopies ou des projets de révolutions, c’est que les gens appartenant à la gauche commencent à s’intéresser davantage à la gestion, le marketing sociétal, à la finance, à la comptabilité et au commerce, et que ceux-ci ré-invente l’économie par des réformes successives. Déjà, il y a des gains intéressants, quand on pense à l’inititiave des commerçants de Mercier-Hochelaga-Maisonneuve de prendre le virage équitable [11].


C’est peut-être tiède d’être modéré et réformiste, mais il reste que la consolidation de petits changements successifs apporte une transformation plus durable et plus réfléchie qu’une action brusque de laquelle on anticipe pas réalistiquement les conséquences.


CONCLUSION


En bout de ligne, l’idée de former un réseau de coopératives, de travailleurs autonomes, d’organismes non gouvernementaux (ong), d’entreprises privées socialement engagées, et des activités hors-marché des bénévoles et des organismes sans but lucratif (osbl) – une grappequi paviendrait à relier le tiers des activités économiques au Québec permettant ainsi d’ajouter un nouvel intervenant dans l’échiquier qui est présentement occupés par trois groupes: le patronat, les syndicats et le gouvernement. Avec l’émergence de ce nouvel intervenant, peut-être les gens de centre-gauche et de centre-droite comprendraient qu’ils ont plus en commun entre eux qu’ils en ont avec les ailes extrémistes de leurs alignements politiques respectifs.


Un tiers de l’économie qui prend un virage équitable et solidaire face au capitalisme sauvage, ça semble peu, mais c’est comme couper un arbre: le bûcheron n’a pas à le trancher entièrement, puisque celui-ci s’écroulera sous son propre poids bien avant que le travail soit fini; si en plus l’arbre est pourri, comme le disent certains, bien on pourra crier «timber!» plus rapidement.

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[1] Discours d’adieu d’Eisenhower http://www.youtube.com/watch?v=nUXtyIQjubU
[11] MHM prend le virage équitable


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