Sunday, January 30, 2011

Charité bien ordonnée: État, fiscalité et justice sociale


«La classe moyenne est trop taxée, il faut qu’on coupe le b.s.!»


Ce cliché de ligne ouverte, on l’a souvent entendu. Économiquement parlant, cet énoncé normatif comporte plusieurs points d’intérêt qu’il faudrait scruter davantage:

  1. D’abord, par «classe moyenne», on utilise une coquille vide. Ce terme est trop souvent galvaudé et il faudrait revenir à l’expression de classe ouvrière (working class, those who work for a living) pour réellement désigner les travailleurs théoriquement surtaxés. Parce que la middle class englobe essentiellement la bourgeoisie baby-boomer qui, elle, a les moyens de payer davantage que les autres par le biais d’impôts progressifs (notion d’équité verticale) et ne fait que protéger ses privilèges en se faisant passer, par un quelconque tour de passe-passe en jouant avec les termes, pour de la classe moyenne «éternellement victimisée».
  2. Ensuite, «trop taxé» est une expression que le grand public ne quantifie jamais avec un ratio qui associe les impôts payés et les services gouvernementaux et para-publics reçus en échange, mais seulement avec une réaction exprimant un déplaisir de voir une diminution de son salaire. Évidemment, selon la notion d’utilité en finances, tout le monde souhaiterait le plus grand écart positif en obtenant un maximum de services gratuits, tout en ne payant pas d’impôts – de la pensée magique de la droite qui n’est tout simplement pas réaliste. Il y a place à l’amélioration, certes, mais les taxes seront toujours inévitables, et les gens toujours mécontents de les payer.
  3. En ce qui concerne l’élimination de l’aide sociale («b.s.» ou «s.m.i.c.), on dit implicitement que ceci pénaliserait les «gnochons» qui profitent (volontairement) du système. Mais ces filets sociaux ne servent pas une majorité de profiteurs, l’exception n’est pas la règle, et la notion de choix ne s’applique pas aux enfants qui naissent dans la pauvreté.


«Le gouvernement vit au-dessus de ses moyens,
il faudrait un budget équilibré!»


Un autre cliché de ligne ouverte est celui selon lequel le budget d'un gouvernement devrait gérer ses dépenses comme le fait un particulier («gérer en bon père de famille») ou une entreprise privée, c'est-à-dire de dépenser annuellement moins qu'il gagne pour engranger des surplus en cas de pépin (revenus > dépenses) ou, au minimum, éviter de faire des déficits  (revenus = dépenses). Un bon conseil, certes, mais même un particulier doit reconnaître que l'outil de la dette (qu'il ne faut pas confondre avec le déficit) est pratique s'il veut acquérir une maison: une personne peut, en dépensant  dans une année davantage qu'il a de revenus, troquer le paiement mensuel d'un appartement pour un hypothèque, lui permettant de transformer au bout de 25 ans son passif lié au logement en un actif revendable. Le propriétaire d'une usine peut faire un raisonnement similaire en constant qu'un emprunt pour l'acquisition d'une machine déséquilibre peut-être à court terme son budget, mais que la productivité accrue pourra à plus long terme, via l'effet d'expérience (chaque fois que la production totale double, les coûts de production diminuent d'un certain pourcentage), permettre d'être plus compétitif. Pour l'État, quand il s'agit d'investir dans des infrastructures (et non dans les dépenses militaires), l'outil de la dette remplit le même genre de fonction.

Toutefois, l'État ne se comporte pas exactement comme les agents microéconomiques que ce sont les firmes et les ménages. D'abord, même s'il peut être sur le bord du goufre, ou même placer sous tutelle par le FMI, le gouvernement ne peut pas faire faillite comme le ferait une entreprise ou une personne: le territoire d'un pays continue à exister, tout comme la population qu'y habite. Aussi, le gouvernement peut décider annuellement le revenu qu'il souhaite avoir via ses recettes fiscales en modifiant les taux d'imposition et en créant ou supprimant des taxes et des frais (aucune entreprise n'a le même niveau de contrôle sur ses revenus). Mais c'est surtout l'impact macroéconomique des politiques budgétaires qu'il faut remarquer:  pour reprendre Keynes, si le gouvernement adopte une politique de budget équilibré annuellement (revenus = dépenses), lorsque le pays se retrouve en situation de croissance, le gouvernement gagne davantage de recettes fiscales, (revenus > dépenses)  et donc pour équilibrer à nouveau le budget, l'État devra soit réduire les taxes ou augmenter ses dépenses, ce qui dans les deux cas génère de l'inflation; inversément, en période de récession, le gouvernement perçoit moins de revenus et doit dépenser davantage en chômage et en aide sociale (revenus < dépenses) et pour équilibrer le budget, il doit soit effectuer des mesures d'austérité qui réduisent ses dépenses ou augmenter ses revenus fiscaux par une hausse de taxes: dans les deux cas, la récession est aggravée. L'État doit donc agir différemment d'une famille et d'une pme: en temps de croissance, le gouvernement devrait utiliser les taxes pour freiner l'inflation, même si ceci limite l'opulence de certains; en temps de récession, l'État devrait utiliser l'outil de la dette pour relancer l'économie. Ainsi, les pressions du Tea Party amènent la population enragée à se tirer elle-même dans le pied et à sacrifier son avenir.

En raison des mécanismes macroécomiques dans lequel il est directement un rouage important, l'État doit donc agir différemment d'une famille et d'une pme: en temps de croissance, le gouvernement devrait utiliser les taxes pour freiner l'inflation (e.g.: pour éviter d'entraîner une perte de productivité via les coûts d'affichage ou menu costs), même si ceci limite l'opulence de certains; en temps de récession, l'État devrait utiliser l'outil de la dette pour relancer l'économie (évidemment, bien malin est celui qui peut prédire les étapes du cycle économique d'un pays). Ceci peut paraître contre-intuitif pour certains, mais agir autrement serait l'équivalent pour l'État d'être un maniaco-dépressif qui ne prend pas ses médicaments: en période de croissance, le résultats sont certes plus spectaculaires, mais lorsque la chute survient, inévitablement, la drop l'est autant, comme en témoignent les États-Unis depuis 2008.




IMPLICATIONS D’UNE ABOLITION DE L’AIDE SOCIALE


Grande est notre faute, si la misère de nos pauvres découle non pas de lois naturelles, mais de nos institutions.

- Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste autour du monde


Pour reprendre l’expression de Frédéric Bastiat, ce qu’on voit, c’est qu’en abolissant l’aide sociale, on obtiendrait théoriquement des baisses d’impôts (selon l’humeur du gouvernement). Ce qu’on ne voit pas, c’est les liens entre l’abolition de cette mesure sociale et la détérioration du tissu social de notre société.



Bien sûr l'argent n'a pas d'odeur. Mais pas d'odeur vous monte au nez. 

- Jacques Brel, Voir un ami pleurer

 


Il faut des filets sociaux.
Si un citoyen est prêt à en laisser mourir d’autres pour payer moins d’impôts, ceux-ci ne resteront pas passivement à attendre le décès. La première conséquence d’une perte de revenus minimalement garantis par l’État est l’émergence de criminels, forcés par les circonstances: alors que la prostitution est présentement surtout liée à la toxicomanie et que la vente de drogues résulte de simple opportunisme, bien lorsqu’on coupera les vivres aux assistés sociaux, le désespoir entraînera le besoin d’avoir de l’argent rapide, et conséquemment la criminalité sera en hausse. Ce n’est pas très pas probable que les anciens bénéficiaires de l’aide sociale trouvent tous de l’emploi sur le marché du travail, vu qu’ils comptent souvent parmi les gens les moins qualifiés, et que Pacini arrivera vite à combler ses besoins en main-d’oeuvre pour laver la vaisselle. Avec cette criminalité accrue, la qualité de vie d’un citoyen de la «classe moyenne» (si on doit employer le terme) diminuera: déjà, quand on se promène dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve vers la fin du mois, on remarque davantage de prostituées qu’au début, et le raccolage de celles-ci a tendance à se faire de manière plus active; c’est clair qu’en coupant l’aide sociale, cette période sera étirée sur tout le mois, et le phénomène sera étendu sur une plus grande superficie. Idem pour le phénomène des pushers de drogue et celui des squeegees et des quêteux. La qualité de vie d’un quartier n’a peut-être pas de valeur comptable comme l’aurait une baisse d’impôt, mais cette baisse de qualité de vie est tout de même un coût de renonciation sur le plan économique.


Et à bien y penser, quelqu’un qui tue (geste actif) une autre personne pour un gain (but positif) serait considéré comme un meurtrier, alors que peut-on dire d’une personne qui laisse des gens mourir de faim (geste passif) pour éviter que son salaire soit diminuer par l’impôt (but négatif)?


Évidemment, personne n’est Atlas et  ne peut pas avoir tout le poids du monde sur ses épaules, et c’est pour ça qu’on vit en société, c’est-à-dire que nous formons différentes «équipes locales» qui cherche à remédier aux disparités économiques.


Face à cette pauvreté dickensienne et à la criminalité de circonstance en hausse qui en découle, la population optera probablement pour des solutions «rapides» que lancent les animateurs de radio-poubelle, comme une répression policière accrue et des sentences plus sévères. Évidemment, accroître l’activité policière, les procédures judiciaires et la taille des prisons engendrent des coûts, et donc les gouvernements devront taxer davantage les citoyens. Bref, la classe ouvrière fait un retour à la case départ en payant les mêmes taxes, mais avec une pauvreté du XIXe siècle en prime.


À ceci se rajoute les pertes occasionnées par une diminution de l’effet multiplicateur des dépenses gouvernementales, puisque les sommes versées aux assistés sociaux sont dépensés dans des commerces, qui eux génèrent des emplois. Si on coupe l’aide sociale, bien le Dépanneur Roger et Coiffure Carole (noms fictifs) fermeront boutique. Donc, en coupant dans les filets sociaux, on cause indirectement des faillites et des pertes d’emplois, alors que ce qu’on voulait à l’origine, c’était d’avoir plus de gens au travail dans notre économie.


UNE SOLUTION DU PRIVÉ: LA CHARITÉ?


On présente la charité privée comme étant une alternative à l’aide sociale, vu qu’elle se fait sur une base volontaire, ce qui est plus «juste». Toutefois, la charité ne fonctionne pas adéquatement dans la mesure où les dons d’un particulier occasionne des externalités positives, parce que les gens qui ne donnent pas profitent eux aussi des effets de cette générosité qui appaise les pauvres; alors on donne moins, se fiant à ce que les autres comblent le gouffre par des dons. Bref, la faille de cette approche volontaire est l’effet Ringelmann qui rend le «marché de la charité» inefficace.


Choisir entre les pandas ou les pauvres?
Malgré l’existence de téléthons et d’organismes charitatifs, la charité est un phénomène imprévisible et difficile à coordonner, alors que les impôts sont payés à tous les printemps, et des systèmes de prélèvement automatiques sur les paies sont déjà en place. L’existence de plusieurs charités concurrentes amène aussi le citoyen (au budget limité) à devoir arbitrairement choisir entre donner aux pauvres, aux sidéens ou à l’environnement – ce qui fait sourciller un peu sur le plan éthique, vu qu’on nous demande de désigner par un don, par exemple, qui vaut mieux entre les femmes battues et les pandas. L’État dans son rôle de répartiteur de la richesse peut arriver à faire mieux qu’une solution de marché où se querellent les téléthons entre eux.


Un autre problème, c’est qu’un groupe religieux pourrait exiger de ses bénéficiaires d’aller à la messe avant de recevoir un repas gratuit, ce qui érode la Charte des droits et des libertés en atteignant la liberté de pratiquer (ou non) une religion – un geste inacceptable.


DES RÉFORMES SOUHAITABLES


Y'a l'armée du salut pourquoi tu vis danse rue?
J'ai dis ben passe-moé la puck pis je vas en compter des buts!

- Les Colocs, Passe-moi la puck


Les idées démagogiques de la droite de mettre «la hache dans l'État» (Maréchal, nous voilà!), c’est comme Karl Marx: ça appartient au XIXe siècle.


Plutôt que de chercher à retirer l’État de son rôle de coordonnateur charitatif et de tout laisser au privé, on devrait simplement réimaginer ce que pourrait être l’aide sociale.


Tout d’abord, pour les gens physiquement et mentalement aptes au travail, l’aide sociale devrait être soumise aux mêmes exigences que le chômage (e.g.: donner des preuves d’une démarche de recherche d’emploi). À ceci on pourrait rajouter un minimum de 20 heures de travaux solidaires, qui ne sont pas obligatoires, mais bonifiés. Un peu à la manière de Passez au suivant, l’assisté social pourra participer à une activité qui aide à la fois lui-même et ses semblables (e.g.: ateliers de cuisine collective). Ceci permettrait aux bénéficiaires de l’aide sociale de briser l’isolement découlant de leur marginalisation sociale, d’acquérir un peu d’expérience de travail et de se sentir utile à la communauté (une forme d’empowerment), au lieu d’être la proie des démagogues des radio-poubelles (qui font de l’argent sur le dos des moins nantis).


En ce qui concerne les enfants vivant dans le milieu de l’aide sociale, on doit penser à des moyens pour briser le cycle de pauvreté. Par exemple, l’aide aux devoirs permet à des jeunes d’obtenir un soutien académique et des encouragements provenant du parrainage d’un adulte n’étant pas issu du milieu de la pauvreté: ceci diminue le désarroi de «mijoter toujours dans la même soupe». Les activités para-scolaires ont le même effet positif. L’État devrait financer davantage l’aide aux devoirs et, comme tout se paie, prélever une taxe sur la bière pour payer ce programme (et cette taxe internaliserait certaines externalités de consommation).


Ce ne sont pas des solutions extraordinaires, mais c’est un début.

Il faut bien commencer quelque part, et surtout se diriger vers la bonne direction.

Bref, il faut arrêter d’écouter les solutions de (supposé) «gros bon sens» des lignes ouvertes et réellement réfléchir à la problématique de l’aide sociale, un sujet complexe, afin de trouver une façon humaniste d’améliorer la société, au lieu de vendre son âme pour 30 deniers.

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Images (domaine public)

Pauvreté:  http://en.wikipedia.org/wiki/File:Riischildren.jpg
Panda: http://en.wikipedia.org/wiki/File:Grosser_Panda.JPG