Sunday, April 1, 2012

Sang d'encre





Aussi fascinant et horrible que ces monstres issus du néant, cet homme est le père d'un genre littéraire qui porte son nom, ce qui n'est pas le moindre des réussites. À la fois un reclus, un xénophobe et un misogyne (même selon les standards de l'époque), c'est aussi un érudit qui entretien une vaste correspondance, est intrigué par les mondes oniriques, apprécie les desserts (notamment la crème glacée) et les chats. Une situation un peu étrange de pouvoir à la fois reconnaître dans le personnage, tout en lui trouvant des éléments qui sont complètement à mes antipodes (je vous laisse deviner lesquels). Il est difficile d'être à la fois fan de l'oeuvre et être repoussé par l'individu (ce qui probablement doit être la situation des fans de Polansky), mais peut-être la part de ténèbre de Lovecraft rajoute une couche supplémentaire à l'ambiance lugubre de ses ouvrages.


Si on laisse de côté les clichés que sont devenus  Chtulhu et le Necronomicon, on retrouve chez l'auteur une richesse de langage, un talent de conteur, un choix de concepts à explorer intéressants, voire inquiétants: lorsqu'on quitte une vision du monde formée de règles et centrée sur l'être humain, où même Dieu est fait à l'image de l'Homme, pour un cosmos dans lequel l'humanité est une poussière absolument insignifiante et sans conséquences pour les Grands Anciens, auxquels nos règles de logique ne s'appliquent pas, c'est pour le moindre déstabilisant. L'opposition qu'il fait entre les deux besoins émotionnels irréconciliables chez les humains, déchirés entre découvrir la vérité et connaître le bonheur, dresse une vision carrément déprimante de l'existence.  Ce simple échantillon d'un texte de Lovecraft suffit pour bien illustrer ce pessimisme angoissant:


La vie est une chose hideuse, et à l'arrière-plan, derrière ce que nous en savons, apparaissent les lueurs d'une vérité démoniaque qui nous la rendent mille fois plus hideuse. La science, dont les terribles révélations déjà nous accablent, sera peut-être l'exterminatrice définitive de l'espère humaine – en admettant que les êtres appartiennent à des espères différentes – et si elel se répandait sur la terre, nul cerveau n'aurait la force de supporter les horreurs insoupçonnées qu'elle tient en réserve. Si nous savions ce que nous sommes en réalité, nous agirions comme Sir Arthur Jermyn qui, un soir, après s'être arrosé de pétrole, mit le feu à ses vêtements. Nul ne s'avisa de déposer dans une urne ses restes carbonisés ni d'édifier un monument à sa mémoire; les documents trouvés après sa mort, ainsi qu'un certain «objet» contenu dans une caisse, donnèrent à tout le monde le désir d'oublier. Parmi ceux qui le connaissaient, certains même déclarent qu'il n'a jamais vécu.


Arthur Jermyn, nouvelle tiré de Je suis d'ailleurs (The Outsider), H.P. Lovecraft



Lovecraft a aussi versé dans le récit de voyage, comme son livre d'un voyage à la Vieille Capitale l'atteste (To Quebec and the Stars), mais ce qui m'a intéressé récemment est un de ses livres plus obscurs, Night Ocean, un petit recueil de nouvelles et de curiosité littéraires. Un peu comme un personnage du Mythe, je feuilletais un vieux livre, méconnu, dont la forme physique a connu les ravages du temps (et que dire de la publicité pour le Minitel à la fin du bouquin...). Plutôt que de perdre ce qui me reste de santé mentale - ce qui arrivera quand je lirai Unaussprechlichen Kulten et que vous me verrez acheter devenir membre du RLQ ou dans une cellule capitonnée vêtu d'un pyjama avec de longues manches (c'est pratiquemment la même chose, sauf qu'on donne une tribune médiatique aux relquistes) -  je suis tombé sur un passage intéressant dans l'introduction de la première nouvelle, qui donne le titre à l'ouvrage entier, Night Ocean. Alors qu'on met souvent en opposition le monde réel, infini et impossible à concevoir dans sa totalité vue les limites du cerveau humain et notre faible longévité, à la réalité, un construit artificiel qu'une personne utilise pour pouvoir fonctionner dans son environnement sans avoir à faire le processus de toutes les informations de l'univers, on peut rajouté à partir des idées de H.P. Lovecraft un troisième monde, celui des profondeurs des rêves et de l'esprit, qui lui est aussi infini que le monde réel. La réalité, le monde conscient, l'ego, apparaissent alors comme une bulle qui distortionne et filtre les spectres lumineux provenant deux mondes infinis, le premier externe, l'autre interne. C'est déjà plus intéressant que l'allégorie de la caverne, récupérée et racontée ad nauseam par des philosophes à la gomme sévissant dans les cafés Second Cup.


Voici l'extrait en question:



 « Je quittai la grande ville une fois achevé mon travail de tout l'été: la vaste peinture murale qui en était le résultat prenait désormais part au concours. En venir à bout m'avait pris le plus clair de l'année, et, une fois nettoyé le dernier pinceau, je décidai enfin de me préoccuper un peu de ma santé, et de chercher quelque temps le repos et la solitude. À vrai dire, ce n'est qu'au bout d'une semaine à la plage que je me souvins de l'oeuvre dont le succès m'avait paru alors si important. Plus d'angoisse devant les multiples problèmes de couleur et d'ornementation; plus de peur à l'idée de devoir concrétiser une image mentale, de parvenir cette fois à donner, d'une idée vaguement perçue, la minutieuse esquisse d'un tableau. Et pourtant, ce qui m'arriva plus tard, au bord du rivage solitaire, ne vient peut-être que de cette peur et de cette angoisse. J'ai toujours été un découvreur et un rêveur obstiné; et qui sait si un tel tempérament ne permet pas d'ouvrir des yeux invisibles sur des êtres et des mondes ignorés?


Je sais bien que, pour rendre compte de ce que j'ai vu, je dois surmonter mille obstacles exaspérants. Comme ces visions éclatantes qui surviennent quand on plonge dans la vacuité du sommeil, ce que voient les yeux de l'esprit reste plus coloré, plus chargé de sens que lorsque l'on cherche à l'examiner à la lumière de la réalité. Prenez la plume, et la couleur du rêve se fane aussitôt. L'encre avec laquelle on écrit semble se diluer avec le jour, et l'on se rend compte qu'en définitive il est impossible de décrire ces merveilleux souvenirs. C'est comme si notre moi intérieur, affranchi des contraintes du monde réel et de l'objectivité, faisait ses délices d'émotions captives, qu'on étouffe en voulant les traduire hâtivement. Les plus grandes créations de l'homme gisent sous les rêves et les visions, qui ignorent le joug des lignes et des teintes. Des scènes oubliées, des terre plus obscures que le monde enchanté de l'enfance surgissent dans l'esprit endormi pour y régner sans partage, jusqu'à ce que l'éveil les mettre en déroute. On peut y saisir quelque chose de cette splendeur et de ce bonheur que nous recherchons tant, ou une image de beautés très vives, que nous soupçonnons sans les connaître, et qui sont pour nous ce que devait être le Graal aux yeux des preux chevaliers du monde médiéval. Donner forme à ces choses par le moyen de l'art, vouloir rapporter de ce royaume d'ombres et de voiles impalpables quelque trophée pâli réclame autant de maîtrise que de mémoire. Les rêves sont en nous tous; mais peu de mains peuvent saisir leurs ailes de papillon sans les anéantir.


Mon récit n'a pas cette habileté. Si je le pouvais, je révélerais les vagues événements que j'ai confusément perçus, un peu comme celui qui, scrutant une zone obscure, y discerne des formes dont le mouvement lui échappe. »



H.P. Lovecraft (en collaboration avec R.H. Barlow), Night Ocean, p.19-21



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