Saturday, April 28, 2012

Comprendre le raisonnement larbin 3



Une masse de pasteurs et d'humbles en longue procession se réunit un jour pour passer la mer et combattre les ennemis de la foi. On les appela pastoureaux. En fait, ils voulaient s'enfuir de leur terre maudite. Il y avait deux chefs, qui leur inspirèrent de fausses théories, un prêtre privé de son église à cause de sa conduite et un moine apostat de l'ordre de saint Benoît. Ces derniers avaient fait perdre la tête à ces ingénus; courant par bandes à leurs trousses, des enfants de seize ans même, contre la volonté de leurs géniteurs, emportant pour tout bagage une besace et un bâton, sans argent, leurs champs abandonnés, ils suivaient le moine et le prêtre comme un troupeau, et formaient une formidable multitude. Désormais, ils n'obéissaient plus ni à la raison ni à la justice, mais à la seule force et à leur seule volonté. Se trouver tous ensemble, enfin libres et avec un vague espoir de terres promises, les rendit comme ivres. Ils parcouraient les villages et les villes en s'emparant de tout, et si l'un d'eux était arrêté ils prenaient d'assaut les prisons et le libéraient. Quand ils entrèrent dans la forteresse de Paris pour faie sortir certains de leurs compagnons que les seigneurs avaient fait arrêter, comme le prévôt de Paris tentait d'opposer une résistance, ils le frappèrent et le précipitèrent dans les escaliers de la forteresse et brisèrent les portes de la prison. Ensuite, ils se rangèrent en bataille dans le pré de Saint-Germain. Mais personne ne s'enhardit à les affronter, et ils sortirent de Paris en prenant la direction de l'Aquitaine. Ils tuaient tous les juifs qu'ils rencontraient, çà et là, et les dépouillaient de leurs biens...


« Pourquoi les juifs? » demandai-je à Salvatore. Et il me répondit: « Pourquoi pas? » Et il m'expliqua que leur vie durant ils avaient appris de la bouche des prédicateurs que les juifs étaient les ennemis de la chrétienté; qu'ils accumulaient tous les biens qui leur étaient refusés, à eux. Je lui demandai s'il n'était cependant pas vrai que les biens étaient accumulés par les seigneurs et les évêques, à travers les dîmes, et que les pastoureaux ne luttaient donc pas contre leurs vrais ennemis. il me répondit qu'il faut bien choisir des ennemis plus faibles, quand les vrais ennemis sont trop forts. Ainsi, pensai-je, ce nom de simples leur va comme un gant. Les puissants seuls savent toujours avec grande clarté qui sont leurs vrais ennemis. Les seigneurs ne voulaient pas que les pastoureaux mettent leurs biens en danger; ce fut donc une grande chance pour eux que les chefs des pastoureaux insinuassent l'idée que grande quantité de richesses se trouvaient chez les juifs...


Le nom de la rose, Umberto Eco, p. 206-207



Les temps changent, mais les bassesses auxquelles l'humanité est capable ne font que substituer une étiquette à une autre. Au Québec, les pastoureaux d'aujourd'hui sont ce qu'on peut appeler la droite. Se plaignant d'être surtaxé, rêvant peut-être de mieux, cette masse confuse de populace préfère se mettre des oeillières quand il s'agit de constater que le 1% plus nanti détient 99% de la richesse. Remplaçons «seigneurs» et «évêques» par «patronat», et «juifs» par «assistés sociaux» ou «immigrants», et soudainement le Québec prend quelques allures de ce récit médiéval.


Est-ce exagéré de comparer la violence antisémite du Moyen Age au mépris actuel de la droite envers les citoyens les plus vulnérables?


Peut-être.


Ou peut-être, simplement, que cette violence est plus insidieuse, plus lente, dissimulée sous un vernis d'indifférence et de fausse politesse, alimentée par des prêcheurs de lignes ouvertes avident de cotes d'écoutes, approuvée par les larbins en quête de la terre promise de l'utopie néolibérale, et profitable à l'Establishment qui sait diviser pour régner.