Thursday, April 12, 2012

Le bal

Je pénétrai par cette porte dans la pièce brillamment illuminée, et, ce faisant, passai au même moment, de l'espoir le plus heureux aux convulsions du désespoir le plus noir, à la prise de conscience la plus poignante. Le cauchemar s'empara immédiatement de moi; dès que j'entrai, j'assistai à l'une des manifestations les plus terrifiantes qu'il m'ait jamais été donné de voir. A peine ai-je passé le seuil que s'abattit sur toute l'assemblée une terreur brutale, que n'accompagna pas le moindre signe avant-coureur, mais d'une intensité impensable, déformant chaque tête, tirant de chaque gorge ou presque les hurlements les plus horribles. Tout le monde s'enfuit aussitôt, et dans les cris et la panique, plusieurs personnes tombées en convulsions furent emportées loin de là par leurs compagnons affolés. J'en vis même plusieurs se cacher les yeux de leurs mains et courir de la sorte, aveugles et inconscients, se cognant aux murs, aux meubles, avant de disparaître par l'une des nombreuses portes de la salle.


Ces cris me glacèrent; et je restai un moment comme paralysé dans la clarté éblouissante de cet endroit, seul, incrédule, gardant à l'oreille l'écho de l'envol des convives terrifié, et je tremblais à la pensée de ce qui devait rôder à côté de moi, invisible. Au premier coup d'oeil rapide que je jetai, la pièce me parut déserte, mais en m'approchant de l'une des alcôves, j'eus l'impression d'y deviner une sorte de présence, l'ombre d'un mouvement derrière le cadre doré d'une porte ouverte qui menait à une autre pièce assez semblable à celle dans laquelle je me trouvais. M'approchant de cette arche, je perçus plus nettement cette présence, et finalement, tandis que je poussais mon premier et dernier cri – une ululation spectrale qui me crispa presque autant que la chose horrible qui me la fit pousser – j'aperçus, en pied, effrayant, vivant, inconcevable, l'indescriptible, l'innommable monstruosité qui, par sa simple apparition, avait pu transformer une compagnie heureuse en une troupe craintive et terrorisée.


Je ne peux même pas donner l'ombre d'une idée de ce à quoi ressemblait cette chose, car elle était une combinaison horrible de tout ce qui est douteux, inquiétant, importun, anormal et détestable sur cette terre. C'était le reflet vampirique de la pourriture, des temps disparus et de la désolation; le phantasme, putride et gras d'égouttures, d'une révélation pernicieuse dont la terre pitoyable aurait dû pour toujours masquer l'apparence nue. Dieu sait que cette chose n'était pas de ce monde – ou n'était plus de ce monde – et pourtant au sein de mon effroi, je pus reconnaître dans matière rongée, rognée, où transparaissaient des os, comme un grostesque et ricanant travesti de la forme humaine. Il y avait, dans cette appareil pourrissant et décomposé, une sorte de qualité innommable qui me glaça encore plus.


 J'étais presque figé, mais non incapable d'effectuer un effort pour m'enfuir. Je titubai en arrière, sans pour autant parvenir à rompre le charme sous lequel me tenait le monstre sans voix et sans nom. Mes yeux, ensorcelés par ces orbites vitreuses qui vrillaient ignominieusement dans les mienes, mes yeux se refusaient à se fermer; certes, et j'en remercie le ciel, la vision qu'ils me transmettaient était voilée, et, le moment du premier choc passé, je ne distinguais qu'indistinctement cet objet terrible. J'essayai de conjurer cette vision en portant ma main devant mon visage, mais mes nerfs étaient dans un tel état que mon bras ne répondit qu'imparfaitement à ma volonté. Cette tentative me fit à moitié perdre l'équilibre et je basculai en avant et trébuchai de plusieurs pas pour éviter de tomber. Je me rendis soudainement compte, dans un moment d'agonie, que la répugnante charogne était à quelques centimètres de moi; il me semblait en entendre la sifflante et caverneuse respiration. Presque fou, j'eus encore la force de tendre le bras pour écarter la fétide apparition si proche de moi, quand, dans une seconde où les cauchemars du cosmos rejoignirent les accidents du présent, mes doigts entrèrent en contact avec la patte pourrissante et ouverte du monstre sous cet encadrement d'or.


Non, ce ne fut pas moi qui hurlai; tous les vampires sataniques qui chevauchent les vents nocturnes hurlèrent pour moi, en même temps que dans l'espace de cette même seconde, s'effondrait d'un seul coup sur mon esprit la cataracte, l'avalance annihilante des souvenirs, et que rouvrait, à m'en déchirer l'âme, ma mémoire.


[…]


Mais le cosmos recèle aussi bien le baume que l'amertume, et ce baume est le népenthès. Dans l'horreur suprême de cette seconde, j'oubliai ce qui m'avait horrifié, et l'explosion de cette mémoire nocturne s'évanouit dans un chaos d'images, s'estompant en échos toujours plus lointains. Dans un rêve, dans un cauchemar, je m'enfuiis en courant de cet endroit hanté et maudit, je courus, rapide autant que silencieux, vers la lumière de la lune.


[…]


Car quoique le népenthès ait mis la main sur moi, je sais pour toujours que je suis d'ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela je le sais du moment où j'ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que j'ai porté mes doigts vers elle et que j'ai touché une surface froide et immuable de verre lisse.