Thursday, July 21, 2011

Clausewitz, Harper et Wapikoni


L'été dernier, poussé par mon intérêt pour la stratégie (le résultat de mes études en gestion et probablement du fait que j'ai été élevé sur des bases militaires), j'ai lu de l'oeuvre de Carl von Clausewitz (de qui je parle souvent...), De la guerre. La version abrégée, évidemment, car si les réflexions de Clausewitz sont souvent brillantes, la manière dont elles sont écrites laissent par moment à désirer, sans compter que le texte est traduit de l'allemand, ce qui laisse place à beaucoup de «lost in translation». Et bien que ce soit un ouvrage qui traite de la guerre telle qu'elle était pratiquée au XIXe siècle, De la guerre est aussi une excellente ressource pour comprendre bon nombre de phénomènes actuels, militaires autant que civils, surtout dans les domaines liés à l'accès à l'information en temps. Trois concepts sont d'ailleurs à retenir: le fog of war («brouillard informationnel» ou asymétrie de l'information), la friction (la panoplie d'impondérables qui empêchent tout plan d'être réalisé exactement comme il était prévu) et l'Auftragstaktik (la tactique «basée sur les missions» qui délègue aux gens sur le terrain une plus grande autonomie afin pouvoir réagr plus rapidement aux changements survenant dans un environnement dynamique). Pour n'importe qui sachant lire entre les lignes, qui est un peu créatif et a recours à la synectique (association d'idées différentes), les concepts de Clausewitz sont facilement applicables en gestion, en politique, en marketing, en sociologie et en économie. À l'instar de celles de Sun Tzu (L'Art de la guerre), les réflexions de Clausewitz relatives à l'accès et au contrôle de l'information sont indémodables, et tout gestionnaire devrait se familiariser avec celles-ci.

D'autres idées de Clausewitz sont aussi très intéressantes pour comprendre des phénomènes dans le contexte socio-économique actuel au Québec et au Canada. Par exemple, la lutte contre la criminalité peut être considérée une guerre proprement dite. C'est certainement l'attitude qu'on semble observer chez Stephen Harper et ses Conservateurs, qui pronent une approche répressive («tough on crime»), des sentences exemplaires et un financement accru du milieu carcéral. 

Contre le crime, la meilleure défense, c'est l'attaque! Non?

Mais qu'en est-il vraiment?

Pour Carl von Clausewitz, la stratégie défensive est supérieure à l'offensive. Simplement, quand un pays agit comme envahisseur, il peut initialement réussir plusieurs coups d'éclat et écraser l'adversaire chez lui, mais à long terme, la résistance locale qui s'organise et l'impatience d'une population qui souhaite le retour à la maison des troupes (les militaires ont des familles, rappelons-le) usent l'armée victorieuse. Comme on l'a remarqué avec les revers au Viet Nam, en Iraq et en Afghanistan, il est facile de gagner la guerre, mais pour gagner la paix, c'est tout un autre défi.

Dans un second temps, une armée qui adopte une stratégie défensive devrait idéalement, si on se base sur Clausewitz, avoir recours à des tactiques offensives. Par exemple, dans le cas d'une résistance à une invasion étrangère, un pays pourrait: (1) fortifier ses positions à l'intérieur de ses frontières et y attendre l'ennemi; (2) attendre l'ennemi à la frontière pour l'empêcher d'entrer; ou (3) envahir le pays ennemi de manière préventive. Dans l'option 1, si l'armée qui se défend a l'avantage du terrain et l'appui de la population locale, il reste que le théâtre des affrontements se situe sur son territoire, ce qui signifie qu'il encaisse tous les dégâts collatéraux. Avec l'option 2, ces dégâts collatéraux sont partagés entre les deux belligérents. Finalement, avec l'option 3, plus aggressive, l'armée qui veut empêcher une invasion fait subir aux forces rivales les dégâts collatéraux chez celles-ci, et en plus l'adversaire doit abandonner ses plans d'invasion pour réorganiser une contre-offensive permettant de libérer le territoire perdu (ce qui lui coûte l'initiative). Le troisième choix est donc nettement plus avantageux que les deux autres, surtout en matière de dégâts collatéraux.


Revenons à la lutte contre la criminalité.

Dans cette guerre, le champ de bataille, c'est le temps.

On peut agir de manière répressive, comme le suggèrent les Conservateurs, en punissant sévèrement les criminels après qu'ils aient commis des délits. C'est l'équivalent d'attendre l'armée adverse chez soi. C'est une approche réactive, qui donne à l'adversaire l'initiative. La société qui choisit cette option accepte de subir les dégâts collatéraux (la perte de la paix sociale).

On peut aussi agir pendant que le délit est commis («attendre l'ennemi à la frontière»), mais bien fûté celui qui pourrait savoir d'avance où le prochain crime aurait lieu afin d'y envoyer un policier pour prendre le malfrat la main dans le sac. Même les méthodes présentées dans Minority Report ne sont pas sans failles et, surtout, relève de la science-fiction (et malgré la présence de créationnistes dans les rangs des Conservateurs, je ne crois pas qu'ils sont si déconnectés de la réalité que ça... du moins je l'espère!).

Si on revient à la troisième option, celle basée sur l'approche proactive, on peut attaquer les criminels avant qu'ils commettent des délits. Bien que le recours à la divination soit exclu, il faut toutefois remarquer qu'il est possible statistiquement de repérer au sein d'une collectivité les segments de population pouvant être à risque d'adopter un comportement criminel. La pauvreté et la marginalité de certains groupes sociaux sont des facteurs qui contribuent à ce que ceux-ci deviennent des «criminels d'opportunité» (thème que j'ai déjà abordé en partie dans le texte Charité bien ordonnée: État, fiscalité et justice sociale). Au Québec et au Canada, les Autochtones constituent un groupe marginalisé plus susceptible d'être incarcéré que d'autres [1]:


There are 13,000 federal offenders in custody and a similar number out in the community on some form of conditional release. These statistics include aboriginal offenders. In 2007/2008, according to Statistics Canada, aboriginal adults accounted for 22 per cent of admissions to sentenced custody while representing only 3 per cent of the Canadian population. More than one in five new admissions to federal corrections is now a person of aboriginal descent. Among women offenders, the overrepresentation is even more dramatic – one in three federally sentenced women is aboriginal.” 
 


Évidemment, même si la lutte contre la criminalité doit être envisagée comme une guerre, les gestes posés pour livrer cette bataille ne doivent pas être nécessairement violents. À titre d'exemple, l'organisme Wapikoni Mobile, qui développe l'industrie cinématographique chez les Autochtones et donne à ceux-ci une voix pouvant s'exprimer, est un exemple d'effort «aggressif» contre la marginalisation qui, faut-il le rappeler, est une des cause de la criminalité. Or, les récentes coupures au financement de Wapikoni Mobile par le gouvernement Harper montre que le parti au pouvoir va dans le sens contraire de l'approche qui serait la plus avantageuse (méthode préventive, approche proactive) pour s'enliser dans une stratégie offensive (méthode répressive) combinée à une tactique défensive (approche réactive), un peu comme les Américains l'ont fait en envahissant l'Iraq pour par la suite se cloîtrer dans le «zone verte» (green zone) entre deux répressions bien édulcorées par les médias, ou le Canada en Afghanistan...


* * *


Bref, on constate qu'il y a des mythes encore tenaces entourant le conservatisme: «les Tories savent mieux gérer la sécurité nationale et l'armée», alors qu'ils n'ont apparemment pas lu Clausewitz; «ils maîtrisent mieux la lutte contre la criminalité parce qu'ils sont plus sévères», même si leur approche réactive ne fait que partiellement ramasser des pots cassés et, surtout, stimuler le développement de l'industrie carcérale, profitable aux amis du parti; «ils ont le sens des priorités, qu'ils savent bien gérer le budget à grands coups d'austérité qui coupent dans le gras», malgré qu'ils ont paradoxalement payé avec l'argent des contribuable le voyage de noces de l'héritier de l'héritier de la souveraine d'un pays étranger, une dépense farfelue complètement inutile pour des gens qui ont les moyens de se payer ce déplacement; «les Conservateurs sont de bons chrétiens», même s'ils appuient des guerres, ce qui va dans le sens contraire des enseignements du Christ («Celui qui vit par le glaive périra par le glaive») et certains pensent à ramener la peine de mort, même si le fondateur de leur religion a été victime de ce genre de sentence suite à une erreur judiciaire; «la droite n'est pas étatique comme la gauche», bien que le gouvernement Harper tente d'exercer un fort contrôle de l'information via la création en secret de son propre centre médiatique [2], où les journalistes seraient mieux «encadrés» par l'État pour qu'ils répètent fidèlement la ligne de parti; etc. Si la partisanerie conservatrice à un niveau d'intransigeance sans précédent montre le rôle important de l'idéologie politique chez les Conservateurs, la constance dans l'application des principes de cette idéologie, elle, montre plusieurs fissures. La façade pharisienne cache un despotisme lourdeau qui ne vise que l'objectif d'accroître le pouvoir et la fortune du parti et de sa clientèle, en toute indifférence du mieux-être de l'ensemble de la société.

Le Parti conservateur, par l'absurdité du système électoral uninominal à un tour, est maintenant majoritaire même s'il n'a été élu qu'avec 39.9% des voix, ce qui est définitivement sous la majorité absolue du 50%+1 d'une réelle démocratie. Sous la tyrannie de cette minorité, attendez-vous à d'autres surprises désagréables, justifiées par une idéologie creuse.


On est 60.1%, il faut s'organiser.



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[1] Émile Therien, The Shame of Aborigenal Incarceration

[2] Harper to create government-run media center: report