Sunday, January 30, 2011

Jeux de société

 

LA RECHERCHE D’UN CONSENSUS SOCIAL AU QUÉBEC


Au Québec, ce qu’on constate souvent sur la scène politique, c’est l’absence de consensus autour d’un projet de société auquel tous peuvent se rallier: il existe différents projets concurrents, qui divisent plutôt que d’unifier, comme c’est le cas avec le projet de la souveraineté – bien que ce projet n’est pas mauvais en soi, vu qu’il permettrait une réouverture du «contrat social», et ainsi la possibilité de moderniser les institutions politiques, dont la priorité devrait être l’élimination de la monarchie, qui est incompatible avec le principe de l’égalité juridique entre les citoyens, un fondement de la démocratie. Mais la souveraineté, si elle est réalisée, ne sera qu’un événement ponctuel, et on ne pense pas à la suite. Du moins on n’en parle pas, question d’éviter la dissension entre les éléments de la gauche et de la droite dans le camp souverainiste, le tout afin de tenir la ligne de parti contre les fédéralistes, ce qui semble être une erreur, parce que l’absence d’un projet (objectif terminal) pour lequel la souveraineté serait une étape préalable (objectif instrumental) crée de l’incertitude, ce qu’on peut associer au risque de performance en marketing (e.g.: on goûte plus facilement à une nouvelle sorte de sauce tomate qu’à un médicament inconnu). Si les souverainistes veulent avoir du succès, il faut arrêter de demander à la population de signer un chèque en blanc… Et qu’est-ce qui arrive aux fédéralistes, qui font partie intégrante du Québec, s’ils veulent s’impliquer dans la prospéritéde cette nation, sans nécessairement passer par l’indépendance? Comme le soulignait l’escrimeur Miyamoto Musachi [1], lorsqu’on a un deuxième sabre à sa ceinture, mieux vaut l’utiliser que de le laisser dans son fourreau: on aurait tort de tabletter le talent des fédéralistes dans la poursuite d’un projet de société.

Certains parleront de la protection de la langue française et de notre culture, de son caractère distinct en Amérique du Nord. Mais il s’agit d’un objectif, aussi louable qu’il soit, négatif (dans le sens béhavioriste du terme): on travaille ensemble davantage pour éviter l’assimilation, que pour promouvoir un rayonnement culturel (phénomène qui n’est pas un but, mais la conséquence de l’exercice de leadership culturel d’une nation). L’image du village gaulois résistant aux Romains est souvent évoqué pour illustrer cette lutte de survie culturelle par le grand public, et tributaire de cette image qu’on se donne est le développementd’une mentalité d’assiégé (siege mentality), quifait du Québec un pays moins ouvert aux nouvelles idées, ce qui mine la créativité de ses citoyens et occasionne la perte d’unavantage concurrentiel. Nous n’avons pas un Manifest Destiny («Destinée Manifeste») [2] comme aux États-Unis, un but positif (encore une fois, dans le sens béhavioriste du mot) pour lequel on agit en fonction d’atteindre la récompense visée, et c’est dans un esprit d’entrepreneuriat social, non par crainte et perpétuelle réaction, qu’il faut se motiver en tant que société.


De plus, affirmer que de promouvoir une culture est le projet d’une société, c’est l’équivalent d’une entreprise qui prétend que sa mission se résume à «survie, profit, croissance»: ça va de soit que toute société fait la promotion d’une culture, comme une firme cherche à prospérer, mais ce n’est pas ce qui fait sa spécifité. Par exemple, prétendre que le but de l’UQAM est de faire de l’enseignement et de la recherche est insuffisant, parce que c’est aussi ce que veulent toutes les autres universités; ce qui donne à l’UQAM un caractère spécifique, c’est sa volonté de rendre accessible les études supérieurs à l’ensemble de la population, favorisant ainsi la mobilité sociale et l’éclosion dutalent latent des individus, sans égard à la classe sociale dontils proviennent, permettant à long terme de développer pour le Québec une main-d’oeuvre qualifiée, mieux que le ferait un système universitaire élitiste, parce que l’argent fait parfois office de barrière aux gens, issus de classes sociales inférieures, qui auraient pourtant le potentiel de performer, tout comme elle permet diplômer, suite à des dons et autres pot-de-vins, des personnes aux capacités intellectuelles restreintes (e.g.: George W. Bush). Donc, il faut, en se dotant d’un projet de société, s’inspirer de l’entrepreneuriat afin que les objectifs visés soient positifs et spécifiques au Québec pour obtenir un projet de société qui a de la substance.


DESTINÉE INDIGESTE


«I see all this potential, and I see it squandered. Goddammit, an entire generation pumping gas, waiting tables, slaves with white collars. Advertising has us chasing cars and clothes, working jobs we hate so we can buy shit we don't need. We're the middle children of history, man; no purpose or place. We have no Great War, no Great Depression. Our Great War is a spiritual war. Our Great Depression is our lives. We've all been raised by television to believe that one day we'd all be millionaires and movie gods and rock stars. But we won't; and we're slowly learning that fact. And we're very, very pissed off.»
 
Tyler Durden, Fight Club


Aux États-Unis, ce qu’on vise, c’est le «Land of Opportunity», c’est-à-dire de faire de ce pays un endroit où l’on peut, par effort, gravir les échelons et atteindre les sommets (ce qui théoriquement facilite la mobilité sociale), idéal que veulent émuler certains idéologues de la droite. Il y a toutefois de la naïvité dans cette vision, étant donné qu’il y a davantage de gens qui croient qu’ils deviendront «rich and famous» que de personnes qui le seront réellement, ce qui rend mathématiquement impossible la satisfaction de l’ensemble des citoyens, et encourage l’apathie au sort des autres e tla compétition à outrance entre les individus (et ses dérapages subséquents) plutôt que la solidarité entre ceux-ci: cette recherche purement individuelle du bonheur n’est pas un projet desociété, mais, comme le dirait Jacques Généreux, une dissociété [3]. Cette poursuite excessive du lucre et d’une reconnaissance sociale superficielle engendre des conséquences néfastes: surconsommation, pollution, politique étrangère trop agressive, détérioration du tissu social, etc. À ceci se rajoute que les dés sont souvent truqués: il ne faudrait pas voir dans le succès des célébrités de pacotilles et de vedettes de télé-réalité un véritable accès aux échelons supérieurs que constitue la «caste» richissime de milliardaires de la haute finance et de l’industrie de l’armement à laquelle l’entrée est plutôt étanche, et dans laquelle le réel pouvoir se situe. Certes, il y a des exceptions, mais en règle générale, on remarque surtout des écarts de rendement à cette promesse états-unienne d’être un «Land of Opportunity»: sous un vernis de république et d’idéaux démocratiques, se cache une plutocratie (ou carrément d’une kleptocratie, quand on pense à la crise des «subprimes», gouffre financier comblé par l’argent des contribuables) et le sang de génocides passés sous silence. Le succès mitigé des États-Unis n’en font pas exactement un modèle à suivre, et il faudrait peut-être regarder en Scandinavie pour de meilleures idées, surtout quand on voit le succès de la Finlande [4].


Mais, bon, il faut reconnaître aux Américains la grande (et divertissante) contribution à l’esprit critique qu’est Jon Stewart.


EXERCER DU LEADERSHIP


Ce qui fait l’intérêt d’une nation, c’est son originalité: on peut s’inspirer d’ailleurs (notamment en émulant les pratiques de développement durable de la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau [5]), mais il ne faut pas simplement se contenter, en étant complaisant, de faire du copier-coller, que ce soit en suivant intégralement le modèle «Think Big» des Américains ou celui de la sociale-démocratie en Norvège, mais développer – selon une approche contingente – sa propre façon de faire, selon ses besoins, ses ressources et sa réalité.

Ce projet de société spécifiquement adapté permet, dans une certaine perspective, de focaliser les efforts d’une nation en une poursuite d’un avantage concurrentiel, faisant alors du Québec un pays plus compétitif dans un contexte de mondialisation accru. Mais le succès d’une nation (et le rayonnement culturel qui en découle) n’est pas, comme on le dirait en utilisant la théorie des jeux [6], un jeu à somme nulle dans lequel le Québec doit gagner et les autres nations doivent nécessairement perdre et s’éclipser. À bien y penser, en trouvant son propre modèle, on devient aussi un modèle pour les autres: c’est en trouvant sa voix qu’on peut participer, par le biais des échanges et de coopération avec les autres nations, à un dynamisme consultatif qui pousse tout le monde vers l’amélioration continue. On contribue alors au bénéfice des autres autant qu’à nous-mêmes, au lieu de simplement regarder le train passer. C’est comme en cuisine: développer l’excellence de la gastronomie québécoise ne passe pas par l’exclusion systématique des influences étrangères, et en bout de ligne, en développant chacun des recettes différentes, on gagne en variété de menus au lieu de manger des hots dogs tous les soirs.


De cette pluralité des modèles et d’une meilleure qualité des échanges émerge la possibilité de solutions plus créatives et innovatrices, solutions moins probables quand on fait passer le Québec sous le rouleau-compresseur de la standardisation et de l’homogénéité du American Way of Life.


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Pour reprendre le slogan lancé par Jacques Bouchard [7]:

« On est 7 millions, faut s’parler » .


En bout de ligne, les deux défis que constituent définir ce que constitue au Québec un projet de société rassembleur et bâtir un consensus social autour de cette définition ne sont pas une commande auprès des dirigeants politiques ou des think tanks idéologues, mais une affaire citoyenne pour laquelle il est nécessaire d’initier un processus consultatif élargi au sein duquel les gens choisissent de s’impliquer, et ainsi se responsabiliser face à l’avenir.



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Texte originalement paru chez Génération d'idées (GEDI), le 27 août 2010


[4] La Finlande est le meilleur pays, selon Newsweek:
[6] Théorie des jeux(game theory): http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_des_jeux
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