LA CRÉATION DE RICHESSE
Développement durable |
Le PIB a aussi un défaut inhérent au capitalisme financier: il ne tient compte que de flux monétaires et n'intègre par les coûts environnementaux liés aux activités de production, comme la pollution et la déforestation, ni l'impact sur le tissu social, comme c'est le cas avec la vente de l'alcool qui génère d'importants revenus, certes, mais aussi l'alcoolisme. Une réelle création de richesse devrait donc nécessairement inclure de mesures pour minimiser les impacts négatifs sur la société et l'environnement et ne pas se limiter seulement à faire croître le PIB. Certains parleront de PIB vert.
En tant qu'indice, et non preuve, de prospérité économique, le PIB par lui-même dit peu sur le niveau de vie d'une population. La Chine, avec ses milliards d'habitants, a un PIB plus grand que celui du Québec, mais n'offre pas forcément une meilleure qualité de vie. Un futé pourra alors parler de PIB par habitant, un ratio permettant de mieux comparer la richesse relative des gens d'un pays à l'autre. Jusqu'à un certain point, ça fonctionne. Toutefois, le PIB par habitant a le grand défaut de ne pas bien indiqué la répartition de la richesse dans une société donnée: si dans une plantation de 100 habitants, une seule personne possède 1 millions de dollars et le reste sont des esclaves sans le sou, la moyenne indiquera que $10000 par habitants; si dans le village voisin, 100 personnes sont libres et possèdent tous 9000$, il y aura toujours un économiste de droite pour ne voir que l'indice abstrait et dire qu'ils sont bien pauvres... L'exemple semble un peu extrême, mais tout de même, quand 1% de la population s'accapare actuellement 99% de la richesse, on peut se demander si nos chaînes ont tout simplement une autre forme. Certainement que la maison du maître de la plantation est à Sagard. Une réelle création de richesse doit nécessairement inclure une répartition de celle-ci qui soit juste et équitable, et non une simple dilapidation du bien commun qui ne fait que créer une poignée de riches. La création de richesse, quand elle se fait d'une manière responsable sur le plan social et environnemental, est un objectif souhaitable pour le Québec. Mais quand on procède de manière néolibérale, on vide l'expression de son sens.
Si pour certains, la création de la richesse passe avant la répartition de celle-ci, d'autres feront sourciller en affirmant le contraire: c'est d'abord en répartissant la richesse qu'on peut la créer. Ça semble contre-intuitif, car évidemment, si on est sans le sous, on ne s'enrichit pas en dépensant le peu qui nous reste. Mais l'État n'est pas un ménage, les principes microéconomiques ne s'appliquent pas forcément au niveau de l'économie de l'ensemble. On le sait, bon nombre de dépenses de l'État créent des retombées économiques et même la droite justifie, par exemple, le Plan Nord en fonction non pas du coût comptable du projet (jugé comme étant déficitaire), mais en fonction des emplois créés, des impôts payés, et des dépenses de consommation engendrées par ces travailleurs. Malgré mon désaccord avec le Plan Nord (qui ne mesure pas suffisamment les impacts sociaux et environnementaux, sans compter qu'il se fait au mépris des populations autochtones), il reste que la répartition de l'argent obtenus par l'impôt est un moyen pour le gouvernement du Québec d'investir et de faire fructifier cette somme, en encourageant le développement d'emplois qui généreront des impôts encore plus importants et qui permettront une plus grande consommation que l'État peut taxer. En investissant en éducation et en formation professionnelle pour augmenter la qualité de la main-d'oeuvre, le gouvernement crée de la richesse (Qualité de la main-d'oeuvre * Quantité de main-d'oeuvre = PIB).
UNE APPROCHE PAR LA BASE
Au Québec, un bon exemple de ce qui conjugue formation professionnelle, protection de l'environnement, développement économique et responsabilité sociale est celui du réseau CFER (Centre de Formation en Entreprise et Récupération) dont la mission peut
être résumé à aider les élèves en difficulté académique (1er et 2e cycle du
secondaire) tout en leur donnant une formation préparatoire au marché du
travail, dans un contexte qui encourage l'élève à devenir un citoyen engagé sur
le plan environnemental. Concrètement, il s'agit d'une formation en alternance
entre l'enseignement théorique du programme régulier adapté pour élèves en
difficulté (une forme de rattrapage de la formation initiale) et la
participation à des projets écologiques comme «le démantèlement de la quincaillerie de ligne d'Hydro-Québec, le tri de la quincaillerie de Bell Canada et le reboisement urbain de la Ville de Victoriaville.»
Même si le programme s'adresse aux jeunes en difficulté scolaire, l'élève qui y
participe est appelé à développer ses compétences en français, en mathématiques,
en anglais, en sciences, en géographie, en histoire, éducation physique autant
que celui qui évolue dans le cheminement régulier; il ne s'agit d'un système
éducatif de second ordre pour les cancres. On offre de la culture générale, ce
qui est transférable, au lieu de se limiter à des compétences spécifiques. Le réseau CFER a pris
certains éléments qui semblent inspirés de la formation duale allemande, notamment l'alternance entre
les études en culture général à l'école et la préparation à l'emploi en milieu
de travail, mais est aussi resté dans le sillon habituel qu'est celui du
rattrapage en formation initiale. En bout de ligne, l'innovation en
matière de formation professionnelle ne passe pas nécessairement par
l'imitation d'une recette de manière intégrale, mais par le recours à
l'approche de la contingence, de manière à ce qu'on adapte les établissements
et la façon d'organiser aux besoins de la communauté.
J'ai résidé à Victoriaville, «
berceau du développement durable »,
pendant plusieurs années. Je me suis familiarisé avec le réseau CFER simplement
en passant devant l'établissement à tous les jours en me rendant à l'école. En
fait, le premier CFER a été créé à Victoriaville en 1990
comme une initiative locale plutôt que d'un projet ministériel (une approche «bottom-up»
et non «top-down»). En 1995, au moment où j'effectue mon entrée au
Cégep, le premier élève certifié d'un CFER est reconnu par le ministère de
l'éducation. L'année suivante, 12 succursales sont ouvertes et un réseau CFER
est créé. Quelques temps plus tard, en 1998, lors mon premier stage en
enseignement au secondaire à la Polyvalente Louis-Joseph-Papineau à Montréal,
la direction était bien surprise que je sois familier avec leur «nouveau»
programme de l'établissement. Pour ma part, je trouvais bien particulier que ce
soit la succursale qui est à Montréal et le siège social dans la région des
Bois-Francs plutôt que l'inverse. Depuis 2010, le réseau CFER compte 21
établissements en opération. Ce réseau possède des partenariats avec plusieurs
grandes entreprises et sociétés d'État, comme Bell Canada, Hydro-Québec et Bureau en gros,
qui souvent offrent des contrats de travail aux élèves formés par le réseau.
Mais ce qui distingue les relations du CFER de celles qu'ont les autres milieux
éducatifs avec les entreprises, c'est que les activités conjointes servent à
atteindre des objectifs liés à la responsabilité sociale de l'entreprise (RSE),
comme la récupération de composantes chez Bureau en gros, plutôt que de
servir de besoins de productivité immédiats. Ces partenariats publics-privés
sont aussi davantage orientés vers les besoins de la composante «offre» du
marché du travail (les employés).
Le cas
du réseau CFER en région n'est pas unique dans le domaine de la formation
professionnelle. On retrouve à Victoriaville d'autres établissements, comme
l'École nationale du meuble et de l'ébénisterie (qui, comme le CFER, a un
rapport inversé avec la métropole en ayant une succursale à Montréal)[6]
et le Centre de formation professionnelle Vision 20 20.
L'innovation dans la formation de la main-d'oeuvre peut provenir la base, des
communautés elles-mêmes, plutôt que d'une décision prise au sommet par le
gouvernement qui impose des solutions mur-à-mur.
On peut spéculer pourquoi la
formation professionnelle occupe autant de place à Victoriaville. La première
impression, c'est que la ville est un centre régional, qui offre des services
(e.g.: l'hôpital, les centres d'achats et le cégep) à l'ensemble des villages
et des plus petites communautés, mais n'a pas suffisamment de poids démographique
pour attirer chez elle une université (alors que deux centres régionaux à
proximité, Trois-Rivières et Sherbrooke, ont ce genre d'établissement). Les
gens qui suivent «la voie royale» (primaire-secondaire-cégep-université),
s'expatrie à l'extérieur de la ville pour recevoir une formation universitaire
(bien que le cégep de Victoriaville offrent plusieurs cours de niveau
universitaire en agissant comme campus de l'UQTR),
puis parfois reviennent pour trouver un emploi. Comme les autres villes comblent
pour une bonne part les besoins en formation universitaire de la main-d'oeuvre
de Victoriaville, le manque à gagner se trouve alors chez les gens qui ne
veulent pas poursuivre des études supérieures, notamment les décrocheurs
scolaires (qui risquent de devenir des chômeurs chroniques). Si l'alternative à
la «voie royale» est la formation professionnelle, il semble logique que la
communauté en région oriente ses efforts vers celle-ci, alors que les centres
plus peuplés misent sur le développement des universités et considèrent la
formation professionnelle comme une préoccupation de seconde zone. Au fil des ans, ce choix de développement
aura permis à la communauté de développer une plus grande expertise en matière de
formation professionnelle, d'exercer un leadership dans le domaine, et même
éclipser la métropole en y installant chez celle-ci des succursales de ses
propres établissements. La seconde impression, qui concerne spécifiquement le
CFER, c'est que la mairie de Victoriaville
donne depuis des décennies une place de premier choix aux enjeux
environnementaux dans sa stratégie de développement, que ce soit un service de
cueillette des matières recyclables mis en place bien avant celui de Montréal,
des projets d'habitation durable et la mise en ligne d'un bottin vert. La
création du CFER est peut-être une
initiative du milieu éducatif, mais la présence dans le gouvernement local
d'une culture favorable aux activités de recyclage et écologiques a offert un
terreau fertile pour que croisse ce centre de formation professionnelle. Les
interventions du gouvernement local de manière directe (puisque le centre est
financé publiquement par les taxes) et indirecte (retombées politiques
favorables à l'environnement) ont contribué au succès du CFER, et laisse présager
que la formation professionnelle ne devrait être laissé seulement aux
entreprises pendant que l'État se ferme les yeux, mais que le rôle du
gouvernement est de créer les conditions gagnantes, une culture favorable, pour
que cette coopération se déroule de manière optimale.
D'autre part, si la
formation professionnelle au Québec devrait faire l'objet d'une plus grande
intervention de l'État, notamment pour réduire le chômage, le sous-emploi et
favoriser la croissance d'un marché intérieur québécois pour les biens et
services qu'on produit nous-mêmes (et donc devenir moins vulnérables aux
fluctuations des marchés internationaux), cet interventionnisme accru n'est
pas forcément synonyme de décisions prises au sommet et de grandes politiques
nationales qu'on applique à la province comme si on passait un
rouleau-compresseur. Le rôle de l'État peut être assumé par ses plus petites
composantes, que ce soit les gouvernements locaux que sont les mairies ou les
établissements scolaires (approche bottom-up, ou ce qu'on appeler le
principe de subsidiarité).
Le cas du succès du réseau CFER, qui est passé d'un
seul établissement à une vingtaine de succursales, montre que la formation
professionnelle et les activités écologiques peuvent être une source de
développement économique d'une communauté plutôt que de simples dépenses, que
les entreprises peuvent bénéficier d'un virage vers la responsabilité sociale, et
que les initiatives en éducation peuvent provenir de la base. Il y a certainement moyen de s'en inspirer pour non seulement développer des projets qui vont augmenter le PIB du Québec, mais qui vont créer réellement de la richesse pour son peuple.